En dépit de
très vives pressions américaines, les Africains
font élire une Libyenne à la présidence de
la commission spécialisée de l'ONU.
Au terme d'une vive polémique, Najat el-Hajjaji, l'ambassadeur
de la Libye auprès des Nations unies, a été
élue, le 20 janvier à Genève, présidente
de la Commission des droits de l'homme (CDH) de l'ONU. Depuis
la création de cette institution, en 1946, jamais élection
n'avait soulevé autant de contestations. Retour en arrière.
Sachant que la présidence tournante de la CDH reviendra,
en 2003, au groupe africain, la Libye propose, en mars-avril de
l'année précédente, la candidature de son
ambassadeur à l'ONU, Najat el-Hajjaji. Lors de la réunion
du Comité des représentants permanents, qui se tient
le 3 juillet, juste avant le sommet constitutif de l'Union africaine,
celle-ci est acceptée, à l'unanimité, par
les quinze pays africains membres de la Commission, avant d'être
entérinée par le Conseil des ministres, puis, le
10 juillet à Durban (Afrique du Sud), par les chefs d'État.
Bref, la candidature libyenne, « première résolution
de la grande Union africaine », comme dit Najat el-Hajjaji,
passe comme une lettre à la poste. S'agit-il d'une marque
de reconnaissance à l'endroit de Mouammar Kaddafi, inspirateur
de l'idée de l'Union africaine ? Sans doute, mais, en toute
occurrence, la Libye était seule candidate. Le choix d'el-Hajjaji,
qui a déjà, en 2001, occupé la vice-présidence
de la CDH, n'a d'ailleurs rien extravagant...
Les États-Unis ne l'entendent évidemment pas de
cette oreille. Ulcérés par leur éviction
de la Commission, en 2001, ils ont déclenché une
active campagne de lobbying dans le but de récupérer
leur siège. À peine sont-ils parvenus à leurs
fins, en avril 2002, qu'ils apprennent la candidature à
la présidence de la représentante d'un « État
voyou » accusé par eux de soutenir le terrorisme.
La pilule leur reste en travers de la gorge.
Dès le mois d'août, Washington exprime sa «
profonde inquiétude » et rappelle « le bilan
calamiteux de la Libye en matière de droits de l'homme
». Et notamment les violences xénophobes dont un
millier d'immigrés subsahariens ont été victimes,
deux ans auparavant. Diverses organisations de défense
des droits de l'homme montent au créneau pour tenter de
convaincre le groupe africain de désigner un autre candidat.
Human Rights Watch, par exemple, intervient auprès de plusieurs
chefs d'État (Thabo Mbeki, Abdoulaye Wade, Olusegun Obasanjo)
et publie communiqué sur communiqué : « Nous
comprenons le problème qui s'est posé à vous
lorsque vous avez fait participer la Libye au développement
du Nepad et de l'Union africaine, mais [élire ce pays]
serait mauvais pour la crédibilité du Nepad et remettrait
gravement en cause l'engagement de l'Afrique en faveur des droits
de l'homme », écrivent ses responsables.
La Libye s'empresse d'allumer des contre-feux, fait valoir sa
« stabilité politique et économique »
et dénonce la campagne « mensongère »
déclenchée contre elle par un pays « ennemi
». Classique. Mais Seïf el-Islam Kaddafi, fils du Guide
de la Jamahiriya, argumente de manière plus inattendue
: « C'est vrai, admet-il dans une interview à la
BBC, le 5 septembre, la situation des droits de l'homme est mauvaise
chez nous. Mais c'est la même chose dans tout le Tiers Monde
et, en particulier, au Moyen-Orient. Le fait que l'un de ces pays
obtienne la présidence serait une bonne chose. Cela constituerait
un obstacle dressé face à ceux qui violent les droits
de l'homme. »
Le colonel fera lui aussi un geste de bonne volonté en
libérant soixante-cinq « prisonniers politiques »
une semaine avant le trente-troisième anniversaire de son
arrivée au pouvoir (le 1er septembre).
Tout cela reste sans effet sur l'administration Bush, qui, entre-temps,
est parvenue à rallier à ses vues le Canada et les
conservateurs britanniques, ces derniers portant bientôt
le débat devant le Parlement. À l'approche de l'élection
du bureau de la CDH, les pressions s'intensifient. Le 3 janvier
dernier, la Maison Blanche annonce la prorogation des sanctions
contre le Libye (imposées par Ronald Reagan en 1986). Dix
jours plus tard, Richard Boucher, le porte-parole du département
d'État, fait savoir que les États-Unis souhaitent
que le futur président, traditionnellement désigné
par acclamation, le soit cette fois à l'issue d'un vote
à bulletins secrets, afin de « conserver son autorité
morale à la Commission ».
Selon une source diplomatique, les Américains ont alors
« clairement signifié aux représentants des
quinze pays membres africains que la poursuite de bonnes relations
avec les États-Unis dans le cadre de l'Agoa (voir pp. 77-79)
dépendait de leur rejet du candidat libyen ». Après
avoir énuméré les actions terroristes imputées
au régime de Mouammar Kaddafi, Kevin Molley, le représentant
des États-Unis au sein de la CDH, a rappelé à
ses collègues que Washington considère les pays
qui partagent sa conception des relations internationales comme
des « amis ». Et tous les autres, comme des «
ennemis ».
En dépit de ces mises en garde, l'issue du vote ne fait
guère de doute, les États asiatiques et moyen-orientaux
étant de plus en plus réfractaires à l'idée
d'écarter un candidat au seul motif qu'il déplaît
aux États-Unis. Après concertation, les sept pays
membres de l'Union européenne décident quant à
eux de s'abstenir - une façon de marquer les réserves
que leur inspire une présidence libyenne, tout en ménageant
leurs partenaires africains et arabes. De fait, avec 33 voix pour,
17 abstentions et seulement 3 voix contre (vraisemblablement les
États-Unis, le Canada et le Guatemala), la Libyenne Najat
el-Hajjaji est élue dans un fauteuil et devient le cinquante-neuvième
président de la Commission des droits de l'homme de l'ONU.
Le « loup libyen » est-il, comme l'affirme un chroniqueur
américain, « entré dans la bergerie des droits
de l'homme » ? Et les États-Unis vont-ils quitter
la Commission, comme ils se sont retirés, entre 1984 et
2002, de l'Unesco ?
Ces dernières années, la CDH a été
l'objet de virulentes critiques pour son peu d'empressement à
condamner les violations des droits de l'homme perpétrées
par certains gouvernements. Pour imposer son autorité -
essentiellement morale -, elle a impérativement besoin
de disposer d'une bonne image dans l'opinion. Le fait d'être
présidée par le représentant d'un pays qui
reste sous le coup de sanctions onusiennes ne contribuera pas
à redorer son blason. On peut donc regretter que le groupe
africain n'ait pas choisi un pays plus soucieux du respect des
libertés fondamentales. Cela n'a pas empêché
la Jamahiriya, avec sa modestie coutumière, de se féliciter
de sa « victoire éclatante », qui « rétablit
dans leurs droits les peuples opprimés ».
Pourtant, l'importance de la présidence de la CDH est
très relative et ne peut se comparer, par exemple, à
celle du Haut-Commissariat de l'ONU. Pour l'essentiel, son rôle
se limite à organiser les travaux de la session annuelle.
Qui se souvient des noms des prédécesseurs de Najat
el-Hajjaji ? (Le dernier était le Polonais Krzysztof Jakubowski.)
Tous, d'ailleurs, n'étaient pas originaires de pays inattaquables
sur le plan des droits de l'homme, qu'il s'agisse de l'Iran du
shah (1970), du Brésil des généraux (1981)
ou de la Bulgarie communiste (1982).
Si la colère des familles des victimes des attentats contre
le DC-10 d'UTA (en 1989) et le Boeing de la PanAm (l'année
précédente) est légitime, ces deux actes
criminels étant imputés à la Libye, l'indignation
des députés français et britanniques paraît,
en revanche, bien tardive. Seuls, en effet, les pays membres de
la CDH (voir encadré p. 75) peuvent postuler à la
présidence, à la différence des simples «
observateurs ». Or qui s'est opposé à l'élection
de la Libye, en 2001 ? Il y a là, pour le moins, de l'inconséquence.
La Jamahiriya n'est d'ailleurs pas seule en cause. Également
membres de la CDH, l'Arabie saoudite, la Chine et le Soudan seront
un jour fondés à présenter leur candidature.
De même, la Syrie assumera la présidence du Conseil
de sécurité de l'ONU en août 2003. Ainsi va
la bureaucratie onusienne...
Dernier enseignement de ce scrutin contesté : la solidarité
sans faille manifestée par les pays africains, qui, en
dépit des pressions américaines, ont voté
comme un seul homme pour le candidat du continent, ce qui est
loin d'avoir toujours été le cas dans le passé.
Un bon point pour l'Union africaine, qui, presque au même
moment, est parvenue à imposer une candidature africaine
unique (celle du Mozambicain Pascoal Mocumbi) pour l'élection,
le 28 janvier, du directeur général de l'Organisation
mondiale de la santé (OMS).
Cécile Hennion et Cheikh Yerim Seck
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