Pierre Prier
Ce ne sera sans doute pas encore pour cette fois. Muammar Kadhafi
ne devrait pas obtenir du sommet extraordinaire de l'Union africaine,
qui a clôturé ses travaux hier soir à Addis-Abeba
au terme de 24 heures – au lieu des 48 initialement prévues
–, l'instauration d'un poste de président africain,
élu pour plusieurs années. Kadhafi voulait un président
de l'Union qui «ne soit pas un chef d'Etat ou de gouvernement
en exercice». Les leaders africains ont lu entre les lignes.
Kadhafi ne porte-t-il pas le titre de «Guide» de la
révolution libyenne, qui fait de lui une sorte d'inspirateur
hors hiérarchie ?
Muammar Kadhafi, nul n'en doute, reviendra à la charge.
Depuis qu'il a abandonné l'ambition de devenir le nouveau
Nasser, le leader libyen entretient un rêve de remplacement
: réaliser la vision de Kwame Nkrumah, le président
ghanéen chantre de l'unité africaine dans les années
60. «Les idées de Nkrumah étaient bonnes.
J'aurais souhaité que les Africains les suivent à
la lettre», avait-il déclaré au Figaro à
la veille de sa campagne pour créer les «Etats-d'Unis
d'Afrique».
Kadhafi proclamait dans la foulée : «L'Afrique est
mon milieu naturel. Les Arabes d'Afrique sont africains, alors
que les Arabes de la péninsule arabique sont asiatiques.»
Le colonel Kadhafi songe toujours à un «bloc africain»
qui discuterait d'égal à égal avec les Etats-Unis
et l'Europe. Sous son impulsion, l'Organisation de l'union africaine
(OUA) a fait place en juillet 2002 à l'Union africaine.
Mais le rêve des Etats-Unis d'Afrique est encore loin. Les
chefs d'Etat tiennent à leurs frontières. Les puissances
régionales émergentes, comme l'Afrique du Sud, souhaitent
consolider leur influence sur le continent. Pour le Guide, en
revanche, l'Union créée à Syrte n'était
qu'une ébauche. A peine la réunion était-elle
terminée qu'il convoquait à Tripoli, en août
2002, une série de spécialistes du droit constitutionnel
pour les faire plancher sur des amendements à la nouvelle
charte.
En attendant, l'Afrique lui a déjà permis de retrouver
une respectabilité internationale. Les Africains ont été
les premiers, en 1998, à briser l'embargo aérien
imposé par l'ONU. Le Guide compte aussi sur son nouveau
projet pour effacer son passé de supporter de toutes les
causes révolutionnaires de par le monde, lui évitant
ainsi de se retrouver du mauvais côté de l'«axe
du Mal» de George Bush.
L'ex-financier des groupes armés internationaux se voit
maintenant volontiers en parrain bienveillant et pacifique de
l'Afrique. «Le terrorisme, c'est fini», résumait
sans détour, en 1999, le directeur de cabinet de Kadhafi,
Béchir Salah Béchir. «Aujourd'hui, on peut
jeter le fusil pour mettre en oeuvre la paix et le développement.
Voilà mon rôle», disait le Guide lui-même.
Certains, en France, ont un temps rêvé d'un partenariat
réunissant les colossales ressources financières
du pétrole libyen et le savoir-faire des coopérants
français. Mais l'aide libyenne est restée plus traditionnelle.
Les présidents africains qui défilent à Tripoli
savent qu'ils en repartiront moins pauvres. «Le tarif, c'est
souvent 30 millions de dollars à la première visite,
quelques millions aux suivantes», dit le représentant
d'un mouvement rebelle qui a bien connu les coulisses de Tripoli.
Dans le petit monde de l'Afrique francophone, on s'amuse à
compter les visites en Libye des présidents. Recordman
: un chef d'Etat d'un pays sahélien qui a récemment
quitté le pouvoir, après avoir fait en cinq ans
une quarantaine de fois le voyage de Tripoli. Les subsides ne
servent pas toujours à renflouer les caisses personnelles.
Muammar Kadhafi a financé toutes les élections récentes
d'Afrique de l'Ouest, aidant les présidents sortants comme
leurs adversaires, chacun à la hauteur du degré
de sympathie de Tripoli. Pour d'autres Etats, l'argent libyen
est une question de survie. Le Togo du général Eyadéma,
sous embargo européen depuis 1993 pour la piètre
qualité de ses élections, se porterait beaucoup
plus mal sans la générosité du colonel.
Mais la réalité a la vie dure. Malgré sa
volonté d'apparaître en faiseur de paix, la Libye
n'a pas partout renoncé à son activisme d'antan,
surtout en Afrique de l'Ouest et du centre. Au Tchad, théâtre
de tentatives d'invasion libyennes repoussées par les Français
dans les années 80, Kadhafi a entretenu ces dernières
années un mouvement rebelle dans le Nord, jouant avec les
nerfs du président tchadien Idriss Déby. Celui-ci
s'est récemment rendu à Tripoli, où il aurait
obtenu de Muammar Kadhafi qu'il empêche le congrès
du MDJT (Mouvement pour la démocratie et la justice au
Tchad). Muammar Kadhafi s'est ainsi une fois de plus posé
en médiateur indispensable... De l'autre côté
du Tchad, en Centrafrique, il envoie en 2002 deux cents soldats
libyens protéger le président Ange-Félix
Patassé, d'un éventuel coup d'Etat. Officiellement,
les Libyens sont aujourd'hui rentrés, mais leur départ
a coïncidé l'entrée en Centrafrique des troupes
d'un protégé de Kadhafi, le MLC de Jean-Pierre Bemba,
le rebelle congolais qui tient l'Equateur, une partie du Congo
ex-Zaïre, dépecé par ses voisins depuis la
mort de Mobutu.
Plus à l'Ouest, Muammar Kadhafi n'est pas absent du conflit
ivoirien. Les armes et les véhicules reçus par les
rebelles n'ont pas pu être achetés par le modeste
Burkina-Faso, le pays frontalier. Mais le président burkinabé
Blaise Compaoré a toujours entretenu de bonnes relations
avec la Libye. Des armes ont souvent transité par Ouagadougou
à destination de divers mouvements, comme celui du président
libérien Charles Taylor, à l'époque où
il n'était qu'un chef de guerre brutal. Les rebelles sierra-léonais
du RUF, adeptes du découpage de membres à la machette,
ont eux aussi profité longtemps de l'arrangement.
Ces manigances kadhafiennes en Afrique n'ont pas toujours déplu
à Paris. «On a parfois l'impression que Kadhafi va
où les Français ne vont plus», dit un connaisseur
du dossier. Parfois même, le financement libyen a été
vu d'un bon oeil en France. Les journalistes se souviennent de
cet ambassadeur français qui facilitait les contacts avec
le rebelle Taylor, ami de la France dans un pays anglophone, aujourd'hui
président et reçu à l'Elysée.
La France tient d'ailleurs à garder ses bonnes relations
avec la Libye. En 1999, la page a été rapidement
tournée après la condamnation de six Libyens reconnus
coupables de l'explosion en vol du DC- 10 d'UTA en 1989. L'un
des condamnés n'était autre que le beau-frère
du colonel, à l'époque chef de services secrets.
Et au Tchad, les menées récentes de Muammar Kadhafi
n'ont pas mis en danger la présence de 1 000 soldats français.
Le colonel libyen semble très bien connaître l'emplacement
de la ligne jaune invisible au-delà de laquelle il gênerait
les intérêts français.
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