URL:
http://www.terrorisme.net/p/article_49.shtml
Le 21 décembre 1988, au-dessus de Lockerbie (Ecosse),
280 passagers d’un avion américain périssaient,
victimes d’un attentat attribué aux services libyens.
Les faits ont été reconnus, chaque famille recevra
une indemnité de 10 millions de dollars. Le 19 septembre
1989, 170 passagers d’un DC 10 de la compagnie UTA perdaient
à leur tour la vie, dans un attentat également attribué
aux services libyens. Mais le "traitement" auquel les
familles ont droit est tout différent. Et elles s'en étonnent.
Le point sur l'affaire.
Le site Terrorisme.net s'intéresse à la question
du terrorisme et des attentats avant tout sous l'angle stratégique.
Mais nous n'oublions pas que chaque attentat laisse aussi derrière
lui des blessures – pas seulement physiques – qui
ne se referment jamais complètement. Il convient donc
de prêter attention au combat mené depuis des années
par les familles des victimes du DC 10 UTA. D'autant plus que
les derniers développements ont également une
signification politique et stratégique, que nous tenterons
de comprendre ici.
Lockerbie: dénouement
en vue
"Tripoli lâche du lest sur Lockerbie", ont
pu titrer plusieurs médias à la fin du mois d'avril.
En effet, le ministère des Affaires étrangères
libyen a déclaré que le gouvernement reconnaissait
sa "responsabilité civile" et était
disposée à payer près de 3 milliards de
dollars aux familles des victimes du vol Pan Am 103.
Bien sûr, les autorités libyennes n'annoncent pas
avoir commandité l'attentat: elle déclare simplement
assumer leur responsabilité civile pour les actions de
fonctionnaires libyens. Et la levée des sanctions contre
la Libye est une condition imposée pour le paiement des
indemnités aux familles. Chacune devrait recevoir environ
10 millions de dollars. Les paiements devraient intervenir par
tranches successives, au fur et à mesure de la levée
des sanctions. Si les Libyens se disent optimistes quant à
une issue rapide, le gouvernement américain laisse en
revanche entendre que le processus pourrait prendre un certain
temps encore.
Il est donc un peu tôt pour parler de dénouement.
En revanche, la démarche libyenne, et le caractère
public qu'elle lui donne, signale une évolution dans
la perception de la situation politique internationale. Il y
a deux ans encore, le colonel Kadhafi lui-même excluait
tout paiement d'indemnités. En 2002, en revanche, le
gouvernement libyen avait déjà fait une offre
portant sur des indemnités de 10 millions de dollars
pour chaque famille, mais le gouvernement américain exigeait
également une reconnaissance de la responsabilité
de l'attentat. La solution acceptée par la Libye au mois
de mars de reconnaître sa responsabilité civile
a débloqué la situation.
La "guerre contre le terrorisme" a donc changé
la donne. Kadhafi lâche du lest dans l'affaire de Lockerbie
parce qu'il souffre du "syndrome irakien" et craint
de devenir la prochaine cible des Etats-Unis, soulignait il
y a quelque temps Jeune
Afrique (23 mars 2003).
Et les familles des victimes
du DC 10 UTA?
Réunies en un collectif pour que ne soit pas enterrée
l'affaire de l'avion qui explosa en vol en septembre 1989 alors
qu'il survolait le désert du Ténéré,
les familles des victimes déclarent, dans un communiqué
de presse daté du 29 avril 2003, soutenir "les familles
de l'attentat de Lockerbie qui arrivent enfin au bout de leur
lutte". Mais elles s'étonnent de constater qu'elles
attendent toujours, pour leur part.
Certes, révélaient les familles le 5 avril sur
leur
site web, "la partie libyenne, par l'intermédiaire
de son avocat contacte en ce moment les ayants droit n'ayant
pas été indemnisés par la procédure
civile de 1999, afin de leur proposer une transaction."
Quelle transaction? La Libye proposerait aux "ayants droit
qui ne s'étaient jusqu'ici pas portés partie civile,
et dont les droits n'avaient pas été pris en compte
de leur verser une indemnité correspondant à ce
que les ayants droit partie civile au procès de 1999
ont obtenu au titre du préjudice moral, à savoir
une somme variant de 3.049 € (20.000 F) à 30.490
€ (200.000 F) suivant le lien de parenté avec la
victime." Il s'agirait d'un solde de tout compte, puisque,
en échange, les personnes qui accepteraient devraient
renoncer par écrit à toute les procédures
en cours, à toute action future et à toute autre
revendication.
Comme on le comprend aisément, les familles s'étonnent
tout d'abord de la différence de traitement: les victimes
européennes et africaines (17 nationalités au
total) vaudraient-elles moins que les victimes britanniques
et américaines? Outre l'aspect matériel, une question
de principe est soulevée: celle de l'impunité
dont jouiraient les coupables de l'attentat.
En effet, rappellent les familles, six membres des services
secrets ou diplomatiques libyens avaient été condamnés
par contumace à la prison à perpétuité
par la Cour d’Assises spéciale de Paris, en 1999,
à commencer par Abdallah Senoussi, beau-frère
de Kadhafi, ex-numéro deux des services secrets, que
la justice française a estimé coupable d'avoir
"fourni l’engin explosif de l’attentat, donné
les instructions et contrôlé les opérations".
Malgré un mandat d'arrêt international, les six
hommes se trouvent toujours en liberté. En décembre
2002, on apprenait même qu'Abdallah Senoussi – qui
semblait en 2001 être tombé en disgrâce –
avait fait son retour à la tête de la sécurité
militaire…
Pour en savoir plus sur cette affaire et ces développements,
et aussi pour connaître l'avis des familles des victimes
du DC 10 d'UTA, Terrorisme.net a interrogé l'un des animateurs
du collectif, Guillaume Denoix de Saint Marc, qui avait perdu
son père dans l'attentat.
Entretien avec Guillaume Denoix
de Saint Marc
Pour ceux qui ne les ont plus en mémoire,
pouvez-vous tout d'abord rappeler brièvement les faits
de septembre 1989?
Le 19 septembre 1989, un avion français, le DC10 de la
compagnie UTA qui effectuait le vol UT772 Brazzaville-Paris,
a explosé en vol au dessus du désert du Ténéré,
après son escale à N'Djamena. A bord, il y avait
170 passagers et membres d'équipage, de 17 nationalités.
Il y avait beaucoup d'enfants à bord, du fait de la rentrée
scolaire et universitaire très proche.
Au sol, la seule information données aux familles était
que l'avion était en retard, ainsi que le signalait le
panneau d'affichage à Orly. C'est par les médias,
et plusieurs heures après l'explosion que nous avons
appris la disparition de l'avion. Toute la soirée et
jusque tard dans la nuit, nous avons suivi les informations
télévisées ou radiophoniques, répondu
à des appels inquiets de proches, en nous accrochant
à l'espoir que ce soit un accident, que l'avion avait
réussi à se poser, qu'il y avait peut-être
des survivants. Le 20 au matin l'épave sera repérée
par des avions de chasse français, les images aériennes
de l’impact et de la dispersion des morceaux de l’épave
seront diffusées à la télévision,
anéantissant nos espoirs, et dans l'après-midi
l'arrivée des troupes au sol ne fera que confirmer ce
que nous refusions d'admettre: il n’y a pas de survivants…
A partir de quel moment la piste libyenne s'est-elle imposée?
La piste libyenne ne s’est pas imposée tout de
suite. Plusieurs pistes ont été évoquées
dès que la thèse de l’attentat a été
confirmée: le Hezbollah libanais, la Syrie, l'Iran, la
Libye … Je crois même qu'il y a eu des revendications
dés les premiers jours. Mais j'étais à
ce moment-là trop abattu par la disparition de mon père
pour m'en souvenir aujourd'hui.
Ma certitude à l'époque était que ce drame
serait étouffé car touchant au secret d'État,
les commanditaires ayant voulu punir la France d'un "crime
diplomatique" dont nous ne saurions jamais rien. Selon
mes souvenirs, la situation était très confuse,
avec en plus l'impression qu'on nous cachait des choses, que
nous n'étions pas habilités à comprendre.
Aujourd’hui encore les familles des victimes ont l’impression
que cet attentat gêne le gouvernement français.
Dans les jours qui ont suivi l'attentat, et avec l'encouragement
d'un petit nombre de proches des victimes qui se sont immédiatement
portées partie civile, le juge d'instruction Jean-Louis
Bruguière a pu commencer sa longue enquête.
Un an après le début de celle-ci, le juge instructeur
a réuni l'ensemble des parties civiles, ce qui était
très innovant, pour leur faire part de l'avancée
de son enquête. Des éléments de cette réunion
ont été diffusés par les médias.
Enfin quelqu’un semblait vouloir comprendre, une véritable
enquête avait débuté. La plupart des parties
civiles, et j'en faisais partie, ont alors rejoint le mouvement,
assistant à chaque compte-rendu annuel organisé
par le juge Jean-Louis Bruguière. Il nous faisait part
de ses pistes, des indices trouvés dans le désert
ou lors de ses déplacements aux Etats-Unis, au Canada,
au Zaïre, au Congo, puis en Libye, de l’état
d’avancement de l’enquête. Malgré les
circonstances tragiques, ces réunions ont été
très souvent passionnantes.
Lors de ces réunions, le juge nous a expliqué
que la piste libyenne s’est imposée d’elle
même, au regard des preuves matérielles et des
témoignages obtenus. Pourtant cette piste ne semblait
pas convenir à l’exécutif, voire à
certains médias, et une campagne d’information
a cherché à aiguiller l’enquête vers
les pistes iranienne ou syrienne. Le juge instructeur nous a
alors convaincus que tout ramenait à la piste libyenne.
A ce moment, il a résisté aux diverses pressions
exercées contre son enquête.
Concernant l'exécution de l'attentat, la responsabilité
libyenne ne fait aucun doute. La seule question en suspens reste
le mobile. Les motivations libyennes existent, liées
à l'implication française au Tchad, mais la Libye
peut aussi avoir été l'organisateur d'un attentat
pour le compte d'une autre organisation. Et c’est là
que les autres pistes réapparaissent.
Aujourd’hui, lors de nos entretiens avec des responsables
libyens, nous leur proposons systématiquement de rouvrir
le procès quand ils cherchent à dédouaner
leur gouvernement . En effet, le droit français permet
de rouvrir un procès contradictoire dès lors que
les condamnés se livrent à la justice. La proposition
est invariablement écartée, mettant fin à
toute discussion sur le sujet. De plus, lors d'une conversation
au sujet des 6 condamnés, et en voulant dédouaner
Abdallah Senoussi, une phrase a échappé à
nos interlocuteurs: "they are not all guilty",
ils ne sont pas tous coupables. Cela sonne comme un aveu, le
doute n'est plus permis.
Pourriez-vous nous expliquer brièvement comment la justice
française a réussi à établir les
preuves de l'implication libyenne, en particulier d'un personnage
tel que Abdallah Senoussi? Les agents libyens avaient-ils commis
des "imprudences" dans le déroulement de leur
opération?
C'est au juge Bruguière qu'il faudrait poser la question.
Selon son rapport d'enquête, exposé lors du procès,
le juge instructeur a réussi à reconstituer l'ensemble
de l'opération à partir de témoignages
et d'éléments matériels. En résumant,
il y a tout d’abord l’analyse du minuteur ayant
déclenché l’explosion de la valise piégée,
fabriqué spécialement en Asie, acheté en
Allemagne par les services secrets libyens.
Il y eu les témoignages de l’ami du porteur de
la valise, l’enquête sur la présence et les
activités d’agents libyens à Brazzaville
dans les jours qui ont précédé l’attentat.
Enfin, le juge a saisi en Libye une valise identique à
celle qui a été utilisée: une Samsonite
de modèle silhouette, tapissée de pentrite. Elle
a été trouvée dans le bureau d'Abdallah
Senoussi…
Les six personnages, tous membres des services secrets libyens
ou diplomates ont été promus et félicités
juste après l'attentat.
Au fil des ans, la partie libyenne ou d'autres acteurs
ont-ils essayé d'exercer sur des familles des pressions
pour essayer d'enterrer cette affaire? Ou les offres récemment
parvenues à certaines familles représentent-elles
une première prise de contact?
Tout au long de l'instruction, et encore aujourd'hui, les pression
sont violentes. Ces actions de déstabilisation ne sont
pas toujours venues de la partie libyenne. La partie française
a été d'une efficacité redoutable. Je citerais
la déclaration de Roland Dumas, alors Ministre des Affaires
Étrangères nous conseillant de "tourner
la page", ou encore la déclaration de Charles
Josselin, ministre délégué à la
Coopération et à la Francophonie, le 23 octobre
2001, à Tripoli, au sujet du DC10 UTA, "On peut
en effet […] considérer que la parenthèse
est refermée et que désormais sur le plan aussi
bien culturel que scientifique, technique et bien sûr
économique, la coopération entre nos deux pays
peut désormais se développer normalement."
Autre instance nationale qui nous a mis des bâtons dans
les roues: la justice française, qui à travers
une décision de la cour de Cassation nous a interdit
de porter plainte contre Mouamar Kadhafi, en vertu d'une "coutume
internationale" dépassée. Nous avons aussi
eu droit à des attaques médiatiques visant l'enquête
et le magistrat instructeur, des livres de commande aiguillant
vers d'autres pistes. Enfin, tout au long du dossier, la pression
d'institutions ou de sociétés françaises,
ce que j'appellerai le lobby économique franco-libyen
n'a eu de cesse de déclarer le dossier clôturé.
Visiblement, nous étions des empêcheurs de "commercer
en rond".
Concernant la partie libyenne, la première prise de contact
avec les familles s'est effectuée en février 2002,
lors de la visite à Paris de Saïf el Islam Kadhafi,
le fils du colonel Kadhafi. Je l'ai interpellé après
la conférence qu'il avait donné à l'IFRI
(Institut
Français des Relations Internationales) et une discussion
avec les représentants de la Fondation Kadhafi s'est
alors entamée… qui n'a toujours pas donné
de résultats concrets.
Parallèlement à ces contacts, la partie libyenne
tente en ce moment de faire renoncer les ayant droits à
toute action, moyennant une somme allant de 3 000 € à
30 000 € selon leur lien de parenté avec la victime.
Ces contacts se font par l'intermédiaire de l'avocat
de la Libye en France. Heureusement, conscientes des enjeux,
les familles ont massivement rejeté les propositions
libyennes.
De votre point de vue de personne fortement engagée
dans cette affaire, quels sont les facteurs expliquant l'incroyable
différence de traitement entre l'affaire de Lockerbie
et celle du DC10 d'UTA? Faut-il l'attribuer uniquement à
la force de pression dont disposent les Etats-Unis? Ou avez-vous
le sentiment que le gouvernement français aurait pu faire
plus pour atteindre un résultat?
La différence de traitement et surtout de résultat
entre ces deux affaires est effectivement invraisemblable. Les
familles ont même eu l'impression qu'il y avait une compétition
entre deux méthodes, deux écoles. Au départ,
l'affaire du DC10 était très avancée, avec
une enquête inculpant des personnalités libyennes
de premier plan, un procès, certes par contumace, à
une époque où l'enquête américaine
semblait piétiner. Le procès écossais sur
une base américaine avec deux inculpés dans le
box des accusés a marqué le début du retournement
de situation. Les derniers développements portent un
coup très dur à la crédibilité et
l'efficacité de la méthode française.
Après le procès de 1999, il semblerait que le
gouvernement se soit désinvesti de l'affaire. Nous sommes
certains qu'un accord clôturant le contentieux a été
conclu entre la France et la Libye. La somme ridicule allouée
aux ayants droit qui s'étaient portés partie civile
a été versée "rubis sur l'ongle"
par la Libye. Dans les mois qui ont suivi, les sanctions françaises
auprès de l'ONU ont été suspendues et la
messe semblait être dite. Aucune exigence de la France
concernant le volet pénal du procès n'a visiblement
été exprimée. Au contraire, on se souvient
de la pression des autorités judiciaires françaises
pour faire échouer la plainte contre Mouamar Kadhafi,
que nous avions déposée par dépit, suite
à l'inactivité apparente de la diplomatie française.
Et les Etats-Unis ou le Royaume-Uni n'ont-ils jamais
demandé aux Libyens de reconnaître leur responsabilité
dans l'attentat de septembre 1989? Après tout, il y avait
aussi 8 ressortissants américains et 4 Britanniques parmi
les victimes. Comment expliquer que les Etats-Unis n'aient pas
ajouté cette affaire au dossier, pour le principe? Que
vous répond l'ambassade des Etats-Unis à Paris
si vous l'interrogez à ce sujet?
Visiblement les familles américaines du DC10 en ont eu
assez de l'inefficacité française. Elles ont récemment
porté plainte auprès de la cour fédérale
de Washington et la procédure devrait être assez
rapide. Est-ce le signe d'une prise en main du dossier par les
Américains?
Par delà l'affaire de Lockerbie, la Libye se
soucie depuis quelque temps manifestement d'améliorer
son image de marque. Dans une brève du 24 avril, Intelligence
Online suggérait que la venue à Paris du fils
de Kadhafi, Saïf el Islam, n'aurait pas été
étrangère à une récente audience
accordée à la présidente de l'association
SOS Attentats. Simple spéculation journalistique? ou
avez-vous des indices que les développements intervenus
dans l'affaire de Lockerbie pourraient débloquer l'autre
dossier?
Selon mes sources, l'audience en question n'aurait pas encore
eu lieu. Quand à la présence de Saïf el Islam
à Paris le mois dernier, il semble que l'information
soit confirmée, mais nous n'en connaissons pas les raisons…
Sitographie
Site des familles des victimes du DC10 UTA (en français):
http://perso.wanadoo.fr/dc10-uta/
Site officiel des familles et amis des victimes du vol Pan Am
103 (Lockerbie) (en anglais):
http://web.syr.edu/~vpaf103/
Lockerbie Trial Briefing Site (un site documentaire sur le procès,
en anglais):
http://www.ltb.org.uk/
Dossier de la BBC sur l'affaire de Lockerbie (en anglais):
http://news.bbc.co.uk/2/hi/in_depth/scotland/2000/lockerbie_trial/default.stm
Dossier de CNN sur l'affaire de Lockerbie (en anglais):
http://www6.cnn.com/LAW/trials.and.cases/case.files/0010/lockerbie/
The Pan Am 103 Crash Website (en anglais):
http://www.geocities.com/CapitolHill/5260/headpage.html
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