victimes attentat

(Vendredi 16 mai 2003)

Libye et terrorisme: entre l'affaire de Lockerbie et celle du DC 10 d'UTA, deux poids et deux mesures?

URL: http://www.terrorisme.net/p/article_49.shtml

Le 21 décembre 1988, au-dessus de Lockerbie (Ecosse), 280 passagers d’un avion américain périssaient, victimes d’un attentat attribué aux services libyens. Les faits ont été reconnus, chaque famille recevra une indemnité de 10 millions de dollars. Le 19 septembre 1989, 170 passagers d’un DC 10 de la compagnie UTA perdaient à leur tour la vie, dans un attentat également attribué aux services libyens. Mais le "traitement" auquel les familles ont droit est tout différent. Et elles s'en étonnent. Le point sur l'affaire.

Le site Terrorisme.net s'intéresse à la question du terrorisme et des attentats avant tout sous l'angle stratégique. Mais nous n'oublions pas que chaque attentat laisse aussi derrière lui des blessures – pas seulement physiques – qui ne se referment jamais complètement. Il convient donc de prêter attention au combat mené depuis des années par les familles des victimes du DC 10 UTA. D'autant plus que les derniers développements ont également une signification politique et stratégique, que nous tenterons de comprendre ici.

Lockerbie: dénouement en vue

"Tripoli lâche du lest sur Lockerbie", ont pu titrer plusieurs médias à la fin du mois d'avril. En effet, le ministère des Affaires étrangères libyen a déclaré que le gouvernement reconnaissait sa "responsabilité civile" et était disposée à payer près de 3 milliards de dollars aux familles des victimes du vol Pan Am 103.

Bien sûr, les autorités libyennes n'annoncent pas avoir commandité l'attentat: elle déclare simplement assumer leur responsabilité civile pour les actions de fonctionnaires libyens. Et la levée des sanctions contre la Libye est une condition imposée pour le paiement des indemnités aux familles. Chacune devrait recevoir environ 10 millions de dollars. Les paiements devraient intervenir par tranches successives, au fur et à mesure de la levée des sanctions. Si les Libyens se disent optimistes quant à une issue rapide, le gouvernement américain laisse en revanche entendre que le processus pourrait prendre un certain temps encore.

Il est donc un peu tôt pour parler de dénouement. En revanche, la démarche libyenne, et le caractère public qu'elle lui donne, signale une évolution dans la perception de la situation politique internationale. Il y a deux ans encore, le colonel Kadhafi lui-même excluait tout paiement d'indemnités. En 2002, en revanche, le gouvernement libyen avait déjà fait une offre portant sur des indemnités de 10 millions de dollars pour chaque famille, mais le gouvernement américain exigeait également une reconnaissance de la responsabilité de l'attentat. La solution acceptée par la Libye au mois de mars de reconnaître sa responsabilité civile a débloqué la situation.

La "guerre contre le terrorisme" a donc changé la donne. Kadhafi lâche du lest dans l'affaire de Lockerbie parce qu'il souffre du "syndrome irakien" et craint de devenir la prochaine cible des Etats-Unis, soulignait il y a quelque temps Jeune Afrique (23 mars 2003).

Et les familles des victimes du DC 10 UTA?

Réunies en un collectif pour que ne soit pas enterrée l'affaire de l'avion qui explosa en vol en septembre 1989 alors qu'il survolait le désert du Ténéré, les familles des victimes déclarent, dans un communiqué de presse daté du 29 avril 2003, soutenir "les familles de l'attentat de Lockerbie qui arrivent enfin au bout de leur lutte". Mais elles s'étonnent de constater qu'elles attendent toujours, pour leur part.

Certes, révélaient les familles le 5 avril sur leur site web, "la partie libyenne, par l'intermédiaire de son avocat contacte en ce moment les ayants droit n'ayant pas été indemnisés par la procédure civile de 1999, afin de leur proposer une transaction." Quelle transaction? La Libye proposerait aux "ayants droit qui ne s'étaient jusqu'ici pas portés partie civile, et dont les droits n'avaient pas été pris en compte de leur verser une indemnité correspondant à ce que les ayants droit partie civile au procès de 1999 ont obtenu au titre du préjudice moral, à savoir une somme variant de 3.049 € (20.000 F) à 30.490 € (200.000 F) suivant le lien de parenté avec la victime." Il s'agirait d'un solde de tout compte, puisque, en échange, les personnes qui accepteraient devraient renoncer par écrit à toute les procédures en cours, à toute action future et à toute autre revendication.

Comme on le comprend aisément, les familles s'étonnent tout d'abord de la différence de traitement: les victimes européennes et africaines (17 nationalités au total) vaudraient-elles moins que les victimes britanniques et américaines? Outre l'aspect matériel, une question de principe est soulevée: celle de l'impunité dont jouiraient les coupables de l'attentat.

En effet, rappellent les familles, six membres des services secrets ou diplomatiques libyens avaient été condamnés par contumace à la prison à perpétuité par la Cour d’Assises spéciale de Paris, en 1999, à commencer par Abdallah Senoussi, beau-frère de Kadhafi, ex-numéro deux des services secrets, que la justice française a estimé coupable d'avoir "fourni l’engin explosif de l’attentat, donné les instructions et contrôlé les opérations". Malgré un mandat d'arrêt international, les six hommes se trouvent toujours en liberté. En décembre 2002, on apprenait même qu'Abdallah Senoussi – qui semblait en 2001 être tombé en disgrâce – avait fait son retour à la tête de la sécurité militaire…

Pour en savoir plus sur cette affaire et ces développements, et aussi pour connaître l'avis des familles des victimes du DC 10 d'UTA, Terrorisme.net a interrogé l'un des animateurs du collectif, Guillaume Denoix de Saint Marc, qui avait perdu son père dans l'attentat.


Entretien avec Guillaume Denoix de Saint Marc


Pour ceux qui ne les ont plus en mémoire, pouvez-vous tout d'abord rappeler brièvement les faits de septembre 1989?

Le 19 septembre 1989, un avion français, le DC10 de la compagnie UTA qui effectuait le vol UT772 Brazzaville-Paris, a explosé en vol au dessus du désert du Ténéré, après son escale à N'Djamena. A bord, il y avait 170 passagers et membres d'équipage, de 17 nationalités. Il y avait beaucoup d'enfants à bord, du fait de la rentrée scolaire et universitaire très proche.

Au sol, la seule information données aux familles était que l'avion était en retard, ainsi que le signalait le panneau d'affichage à Orly. C'est par les médias, et plusieurs heures après l'explosion que nous avons appris la disparition de l'avion. Toute la soirée et jusque tard dans la nuit, nous avons suivi les informations télévisées ou radiophoniques, répondu à des appels inquiets de proches, en nous accrochant à l'espoir que ce soit un accident, que l'avion avait réussi à se poser, qu'il y avait peut-être des survivants. Le 20 au matin l'épave sera repérée par des avions de chasse français, les images aériennes de l’impact et de la dispersion des morceaux de l’épave seront diffusées à la télévision, anéantissant nos espoirs, et dans l'après-midi l'arrivée des troupes au sol ne fera que confirmer ce que nous refusions d'admettre: il n’y a pas de survivants…

A partir de quel moment la piste libyenne s'est-elle imposée? La piste libyenne ne s’est pas imposée tout de suite. Plusieurs pistes ont été évoquées dès que la thèse de l’attentat a été confirmée: le Hezbollah libanais, la Syrie, l'Iran, la Libye … Je crois même qu'il y a eu des revendications dés les premiers jours. Mais j'étais à ce moment-là trop abattu par la disparition de mon père pour m'en souvenir aujourd'hui.

Ma certitude à l'époque était que ce drame serait étouffé car touchant au secret d'État, les commanditaires ayant voulu punir la France d'un "crime diplomatique" dont nous ne saurions jamais rien. Selon mes souvenirs, la situation était très confuse, avec en plus l'impression qu'on nous cachait des choses, que nous n'étions pas habilités à comprendre. Aujourd’hui encore les familles des victimes ont l’impression que cet attentat gêne le gouvernement français.

Dans les jours qui ont suivi l'attentat, et avec l'encouragement d'un petit nombre de proches des victimes qui se sont immédiatement portées partie civile, le juge d'instruction Jean-Louis Bruguière a pu commencer sa longue enquête.

Un an après le début de celle-ci, le juge instructeur a réuni l'ensemble des parties civiles, ce qui était très innovant, pour leur faire part de l'avancée de son enquête. Des éléments de cette réunion ont été diffusés par les médias. Enfin quelqu’un semblait vouloir comprendre, une véritable enquête avait débuté. La plupart des parties civiles, et j'en faisais partie, ont alors rejoint le mouvement, assistant à chaque compte-rendu annuel organisé par le juge Jean-Louis Bruguière. Il nous faisait part de ses pistes, des indices trouvés dans le désert ou lors de ses déplacements aux Etats-Unis, au Canada, au Zaïre, au Congo, puis en Libye, de l’état d’avancement de l’enquête. Malgré les circonstances tragiques, ces réunions ont été très souvent passionnantes.

Lors de ces réunions, le juge nous a expliqué que la piste libyenne s’est imposée d’elle même, au regard des preuves matérielles et des témoignages obtenus. Pourtant cette piste ne semblait pas convenir à l’exécutif, voire à certains médias, et une campagne d’information a cherché à aiguiller l’enquête vers les pistes iranienne ou syrienne. Le juge instructeur nous a alors convaincus que tout ramenait à la piste libyenne. A ce moment, il a résisté aux diverses pressions exercées contre son enquête.

Concernant l'exécution de l'attentat, la responsabilité libyenne ne fait aucun doute. La seule question en suspens reste le mobile. Les motivations libyennes existent, liées à l'implication française au Tchad, mais la Libye peut aussi avoir été l'organisateur d'un attentat pour le compte d'une autre organisation. Et c’est là que les autres pistes réapparaissent.

Aujourd’hui, lors de nos entretiens avec des responsables libyens, nous leur proposons systématiquement de rouvrir le procès quand ils cherchent à dédouaner leur gouvernement . En effet, le droit français permet de rouvrir un procès contradictoire dès lors que les condamnés se livrent à la justice. La proposition est invariablement écartée, mettant fin à toute discussion sur le sujet. De plus, lors d'une conversation au sujet des 6 condamnés, et en voulant dédouaner Abdallah Senoussi, une phrase a échappé à nos interlocuteurs: "they are not all guilty", ils ne sont pas tous coupables. Cela sonne comme un aveu, le doute n'est plus permis.

Pourriez-vous nous expliquer brièvement comment la justice française a réussi à établir les preuves de l'implication libyenne, en particulier d'un personnage tel que Abdallah Senoussi? Les agents libyens avaient-ils commis des "imprudences" dans le déroulement de leur opération?


C'est au juge Bruguière qu'il faudrait poser la question. Selon son rapport d'enquête, exposé lors du procès, le juge instructeur a réussi à reconstituer l'ensemble de l'opération à partir de témoignages et d'éléments matériels. En résumant, il y a tout d’abord l’analyse du minuteur ayant déclenché l’explosion de la valise piégée, fabriqué spécialement en Asie, acheté en Allemagne par les services secrets libyens.
Il y eu les témoignages de l’ami du porteur de la valise, l’enquête sur la présence et les activités d’agents libyens à Brazzaville dans les jours qui ont précédé l’attentat. Enfin, le juge a saisi en Libye une valise identique à celle qui a été utilisée: une Samsonite de modèle silhouette, tapissée de pentrite. Elle a été trouvée dans le bureau d'Abdallah Senoussi…

Les six personnages, tous membres des services secrets libyens ou diplomates ont été promus et félicités juste après l'attentat.

Au fil des ans, la partie libyenne ou d'autres acteurs ont-ils essayé d'exercer sur des familles des pressions pour essayer d'enterrer cette affaire? Ou les offres récemment parvenues à certaines familles représentent-elles une première prise de contact?

Tout au long de l'instruction, et encore aujourd'hui, les pression sont violentes. Ces actions de déstabilisation ne sont pas toujours venues de la partie libyenne. La partie française a été d'une efficacité redoutable. Je citerais la déclaration de Roland Dumas, alors Ministre des Affaires Étrangères nous conseillant de "tourner la page", ou encore la déclaration de Charles Josselin, ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, le 23 octobre 2001, à Tripoli, au sujet du DC10 UTA, "On peut en effet […] considérer que la parenthèse est refermée et que désormais sur le plan aussi bien culturel que scientifique, technique et bien sûr économique, la coopération entre nos deux pays peut désormais se développer normalement."

Autre instance nationale qui nous a mis des bâtons dans les roues: la justice française, qui à travers une décision de la cour de Cassation nous a interdit de porter plainte contre Mouamar Kadhafi, en vertu d'une "coutume internationale" dépassée. Nous avons aussi eu droit à des attaques médiatiques visant l'enquête et le magistrat instructeur, des livres de commande aiguillant vers d'autres pistes. Enfin, tout au long du dossier, la pression d'institutions ou de sociétés françaises, ce que j'appellerai le lobby économique franco-libyen n'a eu de cesse de déclarer le dossier clôturé.

Visiblement, nous étions des empêcheurs de "commercer en rond".

Concernant la partie libyenne, la première prise de contact avec les familles s'est effectuée en février 2002, lors de la visite à Paris de Saïf el Islam Kadhafi, le fils du colonel Kadhafi. Je l'ai interpellé après la conférence qu'il avait donné à l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales) et une discussion avec les représentants de la Fondation Kadhafi s'est alors entamée… qui n'a toujours pas donné de résultats concrets.

Parallèlement à ces contacts, la partie libyenne tente en ce moment de faire renoncer les ayant droits à toute action, moyennant une somme allant de 3 000 € à 30 000 € selon leur lien de parenté avec la victime. Ces contacts se font par l'intermédiaire de l'avocat de la Libye en France. Heureusement, conscientes des enjeux, les familles ont massivement rejeté les propositions libyennes.

De votre point de vue de personne fortement engagée dans cette affaire, quels sont les facteurs expliquant l'incroyable différence de traitement entre l'affaire de Lockerbie et celle du DC10 d'UTA? Faut-il l'attribuer uniquement à la force de pression dont disposent les Etats-Unis? Ou avez-vous le sentiment que le gouvernement français aurait pu faire plus pour atteindre un résultat?

La différence de traitement et surtout de résultat entre ces deux affaires est effectivement invraisemblable. Les familles ont même eu l'impression qu'il y avait une compétition entre deux méthodes, deux écoles. Au départ, l'affaire du DC10 était très avancée, avec une enquête inculpant des personnalités libyennes de premier plan, un procès, certes par contumace, à une époque où l'enquête américaine semblait piétiner. Le procès écossais sur une base américaine avec deux inculpés dans le box des accusés a marqué le début du retournement de situation. Les derniers développements portent un coup très dur à la crédibilité et l'efficacité de la méthode française.

Après le procès de 1999, il semblerait que le gouvernement se soit désinvesti de l'affaire. Nous sommes certains qu'un accord clôturant le contentieux a été conclu entre la France et la Libye. La somme ridicule allouée aux ayants droit qui s'étaient portés partie civile a été versée "rubis sur l'ongle" par la Libye. Dans les mois qui ont suivi, les sanctions françaises auprès de l'ONU ont été suspendues et la messe semblait être dite. Aucune exigence de la France concernant le volet pénal du procès n'a visiblement été exprimée. Au contraire, on se souvient de la pression des autorités judiciaires françaises pour faire échouer la plainte contre Mouamar Kadhafi, que nous avions déposée par dépit, suite à l'inactivité apparente de la diplomatie française.

Et les Etats-Unis ou le Royaume-Uni n'ont-ils jamais demandé aux Libyens de reconnaître leur responsabilité dans l'attentat de septembre 1989? Après tout, il y avait aussi 8 ressortissants américains et 4 Britanniques parmi les victimes. Comment expliquer que les Etats-Unis n'aient pas ajouté cette affaire au dossier, pour le principe? Que vous répond l'ambassade des Etats-Unis à Paris si vous l'interrogez à ce sujet?

Visiblement les familles américaines du DC10 en ont eu assez de l'inefficacité française. Elles ont récemment porté plainte auprès de la cour fédérale de Washington et la procédure devrait être assez rapide. Est-ce le signe d'une prise en main du dossier par les Américains?

Par delà l'affaire de Lockerbie, la Libye se soucie depuis quelque temps manifestement d'améliorer son image de marque. Dans une brève du 24 avril, Intelligence Online suggérait que la venue à Paris du fils de Kadhafi, Saïf el Islam, n'aurait pas été étrangère à une récente audience accordée à la présidente de l'association SOS Attentats. Simple spéculation journalistique? ou avez-vous des indices que les développements intervenus dans l'affaire de Lockerbie pourraient débloquer l'autre dossier?

Selon mes sources, l'audience en question n'aurait pas encore eu lieu. Quand à la présence de Saïf el Islam à Paris le mois dernier, il semble que l'information soit confirmée, mais nous n'en connaissons pas les raisons…


Sitographie

Site des familles des victimes du DC10 UTA (en français):
http://perso.wanadoo.fr/dc10-uta/

Site officiel des familles et amis des victimes du vol Pan Am 103 (Lockerbie) (en anglais):
http://web.syr.edu/~vpaf103/

Lockerbie Trial Briefing Site (un site documentaire sur le procès, en anglais):
http://www.ltb.org.uk/

Dossier de la BBC sur l'affaire de Lockerbie (en anglais):
http://news.bbc.co.uk/2/hi/in_depth/scotland/2000/lockerbie_trial/default.stm

Dossier de CNN sur l'affaire de Lockerbie (en anglais):
http://www6.cnn.com/LAW/trials.and.cases/case.files/0010/lockerbie/

The Pan Am 103 Crash Website (en anglais):
http://www.geocities.com/CapitolHill/5260/headpage.html

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