Seïf el-Islam Kaddafi a tout
pour séduire : sa jeunesse - il n'a que 30 ans -, ses allures
de play-boy, son charisme... Dans une société libyenne
fermée, austère et conservatrice, le fils cadet
de Mouammar Kaddafi ne craint pas de se montrer extraverti, communicatif
et résolument moderne. Avec son crâne rasé
(pour camoufler un début de calvitie ?) et ses vêtements
à la dernière mode londonienne, on jurerait un joueur
de football ou une star de cinéma. Mais c'est une image
d'intello qu'il aime à donner de lui-même. À
l'en croire, il raffole des philosophes allemands.
Diplômé d'architecture - on lui attribue la conception
de nombreux bâtiments publics libyens, ce qui, bien entendu,
reste à vérifier - et de l'International Business
School de Vienne, en Autriche, Seïf el-Islam prépare
actuellement un doctorat en sciences politiques à la prestigieuse
London School of Economics. Ses concitoyens voient en lui le possible
successeur de son père : le Guide de la Jamahiriya serait,
paraît-il, tenté de lui céder la direction
des affaires du pays, afin de se consacrer entièrement
à son grand rêve d'Union africaine. Les diplomates
en poste à Tripoli disent de lui qu'« il a de l'avenir,
de l'influence et les faveurs de son père ».
Seïf el-Islam ne cesse de répéter
qu'il n'occupe aucun poste officiel au sein du gouvernement, et
que, n'étant « ni roi, ni président, ni Premier
ministre », son père n'a « aucune charge à
transmettre à un quelconque héritier ». Sa
seule ambition, jure-t-il, n'est pas de gouverner mais d'enseigner
les sciences politiques. « Écrire un livre ou un
article sur les affaires internationales, cela vaut mieux que
de s'époumoner au Parlement, et c'est plus utile »,
déclarait-il, en juillet 2002, au quotidien britannique
The Guardian. Pourtant, la presse arabe s'obstine à le
présenter comme le futur numéro un : son activisme
politique, à la vérité fort peu discret,
laisse augurer une succession à la syrienne.
C'est au cours de l'été 2000 que,
pour la première fois, le fils du Guide est apparu sur
le devant de la scène internationale. La Kaddafi International
Foundation for Charitable Associations (Kifca), qu'il préside,
a en effet joué un rôle décisif dans la libération
des otages occidentaux détenus dans l'île de Jolo,
aux Philippines, par le groupe islamiste Abou Sayyaf. Ayant personnellement
dirigé les négociations (conduites, sur place, par
l'ancien diplomate Rajab el-Zarrouk), Seïf el-Islam a été
sollicité par les médias du monde entier. Souriant
et élégant, il est apparu très à l'aise
dans son nouveau rôle de porte-parole officieux d'un pays
en quête de respectabilité.
Depuis le déclenchement de la guerre d'Afghanistan,
en octobre 2001, Seïf el-Islam s'efforce de favoriser le
rapatriement de centaines de familles d'« Arabes afghans
», qui, partis combattre les Soviétiques, se sont
laissé entraîner dans les eaux troubles de l'activisme
islamiste, dans les rangs d'el-Qaïda ou dans ceux des talibans.
Des milliers de femmes et d'enfants réfugiés dans
les régions frontalières entre l'Afghanistan, le
Pakistan et l'Iran ont ainsi pu regagner leurs pays d'origine,
grâce au soutien logistique et financier de la Kifca.
En février 2002, Seïf el-Islam débarque
dans la capitale française à bord d'un Airbus A-300-600
de la Libyan Arab Airlines, inaugurant ainsi la reprise des vols
hebdomadaires entre Tripoli et Paris, suspendus depuis quatorze
ans. Par la même occasion, il donne une conférence
à l'Institut français des relations internationales
(Ifri) et assiste au vernissage de sa première exposition
personnelle, à l'Institut du monde arabe. Sponsorisé
par dix compagnies pétrolières présentes
en Libye (dont la française TotalFinaElf, l'italienne Agip
et l'espagnole Repsol), l'accrochage réunit une vingtaine
de tableaux, figuratifs et abstraits, inspirés par la vie
dans le désert. Les critiques d'art ne sont certes pas
bouleversés, mais l'escapade parisienne de Seïf el-Islam
n'en marque pas moins une spectaculaire amélioration des
relations entre les deux pays. Celles-ci avaient beaucoup souffert
de l'attentat contre un DC-10 d'UTA, la défunte
compagnie aérienne, au-dessus du Niger, en septembre 1989
(170 morts), dont les enquêteurs français attribuaient
la responsabilité aux services libyens. Pour Seïf
el-Islam, ce voyage est une sorte de revanche, les autorités
françaises lui ayant, dans les années quatre-vingt-dix,
refusé un visa d'études. « Je n'ai plus aucune
réserve personnelle quant à la reprise des relations
avec la France », déclare-t-il à j.a./l'intelligent
(n° 2148).
Trois mois plus tard, il se rend pour la première
fois à Londres, où il fut longtemps persona non
grata. Accompagné d'Ahmed Kadhaf el-Dam, cousin de son
père et ancien chef des services libyens, qui fait office
de conseiller, et d'une suite nombreuse, il vient témoigner
dans le procès en diffamation que, deux mois auparavant,
il a intenté au quotidien Sunday Telegraph. Celui-ci l'avait
qualifié de « non-conformiste peu fiable »
et accusé d'avoir aidé à distribuer de la
fausse monnaie en Iran (sic)... Seïf el-Islam gagnera son
procès et le journal devra reconnaître qu'il a été
manipulé par une source anonyme travaillant pour un «
service de renseignements occidental ». Commentaire de l'intéressé,
dans un entretien avec le journaliste iranien Amir Taheri : «
Je suis convaincu que la plupart des accusations calomnieuses
proférées à l'encontre de mon pays, et en
particulier de mon père, pourraient être réfutées
de la même manière. »
Parallèlement, dans plusieurs déclarations
à la presse britannique, Seïf el-Islam révèle
que son pays est disposé à indemniser les familles
des victimes de l'attentat de Lockerbie, en 1988
(270 morts). « Cette offre ne vient pas du gouvernement
libyen, mais d'un groupe d'hommes d'affaires agissant pour leur
propre compte », précise-t-il.
Le 29 août 2002, à la veille de la
célébration du 33e anniversaire de l'accession de
Mouammar Kaddafi au pouvoir, la fondation de Seïf el-Islam
annonce avoir obtenu la libération de soixante-cinq prisonniers
politiques. Certains étaient incarcérés depuis
plus de vingt ans. « Il ne reste plus dans les prisons libyennes
que des hommes dont la libération constituerait une menace
pour la société », précise le porte-parole
de la fondation. L'allusion vise, à l'évidence,
les détenus islamistes.
La Kifca est également très impliquée
dans l'aide aux Palestiniens. En 2002, elle a ainsi versé
230 000 euros à une école pour handicapés,
à Gaza. Par ailleurs, elle a obtenu que Tripoli prenne
en charge les frais d'hospitalisation d'un certain nombre de victimes
de l'Intifada soignées dans divers établissements
égyptiens et jordaniens (12,5 millions d'euros) et réussi
à faire transférer, au profit d'institutions palestiniennes
basées à Jérusalem, une somme de 6,3 millions
de dollars collectée auprès de la population mais
bloquée par la bureaucratie libyenne.
Jouant à fond la carte de la défense
des droits de l'homme, la Kifca lance, au mois de janvier dernier,
une campagne internationale contre la torture au Moyen-Orient.
« Cette opération, qui bénéficie de
l'appui de nombreuses organisations internationales, commencera
par la Libye et se prolongera pendant toute l'année 2003
», déclare Jomaa Atiga, le secrétaire général
de la fondation. Au programme : des campagnes de sensibilisation,
des rencontres internationales, des visites d'inspection dans
des centres carcéraux, des enquêtes sur des cas de
torture dénoncés, des cycles de formation à
l'intention des agents des forces de l'ordre, etc. (voir J.A.I.
n° 2192).
Tout cela est évidemment très nouveau.
Reste à déterminer si l'engagement de la Jamahiriya,
qui préside la commission spécialisée de
l'ONU mais refuse de légaliser l'Association libyenne des
droits de l'homme, est véritablement sincère. On
pourrait être tenté d'en douter, mais il semble bien
que Seïf el-Islam soit résolu à faire des questions
humanitaires la pierre angulaire des changements qu'il espère
imposer dans son pays. Sans doute avec l'aval de son père.
Quoi qu'il en soit, Kaddafi Jr. a annoncé,
début mars, la création d'un Fonds de la paix doté
d'un capital de 2,7 milliards de dollars. Objectif : indemniser
les familles des victimes des attentats attribués à
la Libye, notamment ceux de Lockerbie et de
Berlin-Ouest (en 1986). Ce fonds sera alimenté
par une importante contribution de l'État libyen, ainsi
que par des dons de diverses entreprises libyennes et américaines
désireuses de rétablir une coopération économique
normale entre les deux pays (voir J.A.I. n° 2201).
Pour la Libye, cela revient à reconnaître
l'implication de plusieurs de ses ressortissants dans les attentats,
mais non celle de l'État. Une sorte de responsabilité
civile, en somme. Développée à de nombreuses
reprises par Seïf el-Islam, cette nouvelle approche a rendu
possible la signature, le 11 mars, à Londres, d'un projet
d'accord en vue de l'indemnisation des victimes américaines
de l'attentat de Lockerbie, projet confirmé, le 29 avril,
par le gouvernement (voir J.A.I. n° 2208). Côté
américain, c'est William Burns, le secrétaire d'État
adjoint, qui a apposé sa signature. Une page est-elle vraiment
en train de se tourner dans les tumultueuses relations entre la
Libye et les Occidentaux ? Il est sans doute prématuré
de l'affirmer, mais, indiscutablement, Seïf el-Islam y travaille.
Sur le plan personnel, le jeune homme aurait pourtant
quelques raisons de se montrer amer. Enfant, il a connu les bombardements
américains sur Tripoli (en 1986) et, par la suite, les
terribles sanctions imposées à son pays par l'ONU
(1992-1999). Mais ce qu'il trouve peut-être le plus injuste,
c'est d'avoir été refusé par la plupart des
grandes universités occidentales. « Oui, je leur
en ai beaucoup voulu, a-t-il confié au quotidien The Guardian.
L'Occident a tout fait pour m'empêcher de faire des études.
En France, au Canada, en Suisse ou en Australie, partout les autorisations
nécessaires m'ont été refusées sous
le seul prétexte que je suis le fils du colonel Kaddafi.
C'est de la discrimination pure et simple. Je ne suis pas rancunier,
mais je n'oublierai jamais la manière dont j'ai été
traité. Ces pays-là ne m'ont pas fait de cadeau
et je saurai m'en souvenir. »
Seïf el-Islam admet volontiers que les relations
de son pays avec l'Occident sont difficiles. Et que la politique
de son père n'y est pas pour rien. Dans les années
soixante-dix et quatre-vingt, le soutien apporté par la
Libye à des pays comme l'Afrique du Sud, l'Ouganda, le
Zimbabwe, la Namibie ou le Nicaragua lui a valu d'être considérée
comme un État terroriste par les Américains. «
Nous avons été en conflit avec le Nord et avec le
Sud, avec l'Est et avec l'Ouest, reconnaît-il. Cela n'a
pas été facile, mais c'est du passé. Désormais,
nous coopérons avec tous les pays occidentaux. Même
le Canada et les États-Unis sont prêts à engager
avec nous de nouvelles relations. Nous entrons dans une période
de détente. » Cette dernière phrase ressemble
presque à un programme politique.
Dans une lettre adressée, début mars, à Chas
Freeman Jr., un ancien secrétaire adjoint à la Défense
(1993-1994) qui préside aujourd'hui le Middle East Policy
Council, un cabinet de lobbying spécialisé dans
le Moyen-Orient, Seïf el-Islam propose aux États-Unis
de tourner définitivement la page du « terrorisme
libyen ». « Nous ne considérons plus votre
pays comme le Grand Satan, mais comme un Grand Frère, et
reconnaissons le rôle particulier que lui confère
son statut de superpuissance », écrit-il, avant de
souligner qu'« aucune action terroriste n'a été
imputée à la Libye » depuis 1990. C'est précisément
cette année-là que Seïf el-Islam a fait ses
premiers pas en politique. Coïncidence ? Peut-être.
Ridha Kéfi
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