L'interpellation de 160
militants opposés au régime de Téhéran
rallume la controverse sur les pratiques du juge d'instruction antiterroriste.
Ses partisans mettent en avant les attentats évités
en France. Ses détracteurs dénoncent les longues détentions
de suspects finalement relaxés.
Sur l'échiquier de l'antiterrorisme français, Jean-Louis
Bruguière joue depuis longtemps en maître. En plus
de vingt ans d'instruction spécialisée sur ces dossiers,
le juge a souvent donné l'impression d'instaurer ses règles
du jeu et d'incarner toutes les pièces à la fois (sauf
les pions et, sans doute, le roi). Son poste a été
taillé sur mesure : le magistrat continue d'instruire les
affaires les plus importantes ; il a aussi la haute main sur l'ensemble
des enquêtes antiterroristes de ses collègues depuis
qu'il a été promu, en 1995, "premier vice-président,
chargé de l'instruction" au tribunal de grande
instance de Paris.
L'opération policière contre l'organisation des Moudjahidines
du peuple iranien, qui s'est soldée, mardi 17 juin, par plus
de 160 interpellations, a une nouvelle fois donné du grain
à moudre aux pourfendeurs du "système Bruguière",
qui dénoncent le contraste entre les moyens employés
et les résultats obtenus. Depuis des années, avocats
et défenseurs des libertés critiquent ses rafles à
répétition et la longueur des détentions provisoires
de "suspects" dont une bonne partie sont laissés
en liberté à l'issue des procès.
Mais les méthodes sécuritaires, pour ne pas dire policières,
du magistrat plaisent aux gouvernements, de droite comme de gauche,
qui louent l'efficacité de cette justice préventive.
Ses partisans mettent en avant les attentats évités
en France depuis le 11 septembre 2001, grâce notamment aux
interpellations des islamistes de La Courneuve et de Romainville
(Seine-Saint-Denis) en décembre 2002.
Les exemples de la singulière maestria du juge Bruguière
ne manquent pas. Ainsi du procès du "réseau Chalabi"
(du nom d'un groupe de soutien aux maquis islamistes algériens)
au cours duquel pas moins de 138 prévenus avaient été
jugés en 1998. Mettant tout son pouvoir dans la balance,
M. Bruguière avait obtenu qu'une modification législative
autorise le tribunal de Paris à se transporter dans un gymnase
de l'administration pénitentiaire. Le dossier à charge
s'était pourtant avéré mal ficelé :
après des années d'instruction, 35 "suspects"
avaient d'abord obtenu un non-lieu ; puis 31 prévenus avaient
été relaxés par le tribunal. Plus tard, la
Cour de cassation avait accordé près de 2 millions
de francs d'indemnités à une vingtaine des relaxés
pour compenser leur maintien en détention.
"COW-BOY" OU "AMIRAL"
Face à des "mouvances" terroristes aux ramifications
nationales et internationales, les procédés expéditifs
d'un juge surnommé "le cow-boy" par ses détracteurs
donnent cependant des résultats probants. Avec ses appuis
dans les milieux d'enquêtes policières et les services
de renseignement, le "système Bruguière"
a réussi, par exemple, la traque des auteurs de la campagne
d'attentats islamistes meurtriers qui ont secoué la France
en 1995. Et la cour d'assises spéciale de Paris a condamné
les deux principaux accusés à la réclusion
criminelle à perpétuité.
Au nom de l'efficacité, M. Bruguière utilise sans
réserve les moyens d'exception de la justice antiterroriste
(centralisation des dossiers à Paris aux mains de magistrats
spécialisés, garde à vue pouvant aller jusqu'à
96 heures). Arme absolue du magistrat, l'information judiciaire
ouverte contre X... pour association de malfaiteurs permet de ratisser
large. Les coups de filet sont alors très utiles à
la constitution de "carnets d'adresses" qui pourront être
utilisés plus tard dans d'autres enquêtes. Cette boulimie
d'interpellations satisfait les policiers et leur soif insatiable
de renseignements conservés en mémoire pour retrouver,
un jour, d'éventuels suspects.
Conjuguant justice et diplomatie, le juge Bruguière s'est
aussi lancé dans des entreprises internationales risquées.
Dans l'enquête sur l'attentat du DC-10 d'UTA
(170 morts, le 19 septembre 1989), il n'avait pas hésité
à lancer des mandats d'arrêt contre des responsables
des services de renseignement de Tripoli, en Libye, dont le beau-frère
du colonel Kadhafi. En 1992, une lettre du magistrat stigmatisant
l'absence de coopération libyenne avait été
adoptée comme document de référence par le
Conseil de sécurité de l'ONU qui allait voter un embargo
contre la Libye. Peu après, M. Bruguière avait voulu
poursuivre son enquête en débarquant sur le sol libyen
à bord d'un aviso de la marine nationale. Tripoli avait refusé
l'accostage de ce bâtiment armé (torpilles, missiles
Exocet) et le magistrat y avait gagné un autre surnom, "l'amiral".
INITIATIVE BRISÉE
Mais M. Bruguière n'aura pas lâché prise dans
ce dossier de l'attentat le plus meurtrier jamais commis contre
des intérêts français. Il faut dire que le procès
des six Libyens poursuivis avait eu l'allure d'un simulacre, en
1999 à Paris : absents, les accusés avaient été
condamnés à la réclusion à perpétuité,
par contumace ; ils sont toujours en liberté.
Contre l'avis du parquet, le juge Bruguière avait alors donné
satisfaction aux familles des victimes en décidant de poursuivre
le colonel Kadhafi en personne. Mais son initiative s'est brisée
contre un arrêt de la Cour de cassation, qui a mis fin à
ces poursuites en arguant de l'immunité d'un chef de l'Etat
en fonction. Sur ce dossier comme sur d'autres, la devise du juge
Bruguière - "Le droit donne la force"
- aura montré ses limites.
Erich Inciyan
17 militants iraniens devant la justice
17 des 22 sympathisants de l'Organisation des Moudjahidines du peuple
iranien (OMPI), dont Maryam Radjavi, ont été présentés
à la justice samedi 21 juin au matin au terme de leur garde
à vue, a indiqué l'AFP. Ils devaient être présentés
dans l'après-midi à trois juges antiterroristes.
D'autre part, des élus du Congrès américain
se sont émus auprès du président français
du sort réservé aux Moudjahidines du peuple iranien
après le coup de filet de la police à Auvers-sur-Oise
(Val-d'Oise). "Ces arrestations servent les intérêts
de la dictature terroriste au pouvoir en Iran", a écrit
le démocrate Lacy Clay, demandant à M. Chirac de libérer
"immédiatement" Maryam Radjavi, "afin d'empêcher
le régime des mollahs d'exploiter la situation". Le
sénateur républicain Sam Brownback s'est associé
à cette démarche par un courrier à l'ambassadeur
de France à Washington, Jean-David Levitte. - (AFP)
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.06.03
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