Mouammar Kaddafi ne sait plus quoi inventer pour sortir l'économie
de son pays de l'ornière : après le « socialisme
jamahiriyen », voici le temps des privatisations et du libéralisme
à tout crin !
Devant le Congrès général du peuple (CGP)
réuni à Syrte le 12 juin, Mouammar Kaddafi n'a pas
été tendre avec le gouvernement du Premier ministre
M'barek Echamekh, incapable, selon lui, de mettre en oeuvre les
décisions du CGP relatives à la privatisation, au
renforcement du secteur privé et à l'accueil des
investissements étrangers. Plus incroyable encore, il a
carrément appelé au démantèlement
des entreprises publiques, désormais accusées de
tous les maux. « Leur maintien serait de nature à
provoquer des pertes plus grandes encore. Il faut mettre un terme
au gaspillage de l'argent public et cesser de fabriquer des produits
de mauvaise qualité », a martelé le «
Guide », qui paraît découvrir - un peu tard
- que « le secteur public a fait la preuve de son inefficacité
en Union soviétique et en Europe de l'Est » et que
les fonctionnaires se montrent souvent « peu soucieux de
l'intérêt général ».
Bref, hier vouée aux gémonies, la privatisation
est aujourd'hui présentée comme la panacée.
En tout cas, comme le meilleur moyen d'assurer un partage équitable
des richesses du pays. Les cessions au privé devraient
concerner, selon Kaddafi, le secteur pétrolier, principale
ressource de la Libye, mais aussi les banques, les aéroports,
les télécommunications, l'électricité
et divers autres services publics. Déclaration proprement
inimaginable, dans sa bouche, il y a seulement quelques mois,
il envisage, « dans un premier temps », de recourir
à des spécialistes étrangers pour aider les
nationaux à développer leur savoir-faire ! Enfin,
il a appelé les « comités populaires »
à « choisir les personnes les plus qualifiées
» pour appliquer les décisions prises, conduire à
bon port le processus de privatisation et représenter le
pays dans les assemblées internationales ou régionales.
Dans ces conditions, la nomination, deux jours plus tard, de
l'ancien ministre de l'Économie et du Pétrole Chokri
Ghanem (50 ans) au poste de « secrétaire général
du Comité populaire général » (Premier
ministre), n'a évidemment surpris personne. D'abord, parce
que Kaddafi avait, dans son discours de Syrte, vanté ses
mérites. Ensuite, parce qu'il apparaît aux yeux de
nombreux Libyens comme le plus apte à piloter d'éventuelles
réformes libérales. Détenteur d'un doctorat
en économie obtenu aux États-Unis, Ghanem a longtemps
représenté son pays auprès de l'Organisation
des pays exportateurs de pétrole (Opep). Universitaire
et auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'économie
libyenne, ce fervent défenseur du marché est également
partisan de la globalisation et de l'insertion de son pays dans
les flux des échanges mondiaux. Sa nomination est un signe
fort à l'adresse des États-Unis et de l'Union européenne,
mais aussi des commerçants libyens, qui, jusqu'ici, ont
davantage eu tendance à thésauriser qu'à
investir.
Depuis toujours, le Guide de la Jamahiriya s'efforce de rompre
le cercle vicieux de la dépendance vis-à-vis du
pétrole et de surmonter la contradiction qui fait de la
Libye un pays financièrement riche mais industriellement
faible. Sans succès : la dépendance à l'égard
des hydrocarbures n'a jamais été aussi forte qu'aujourd'hui.
Après une courte période (1969-1972) marquée
par la coexistence entre un secteur privé constitué
de petites industries développées grâce à
des crédits publics et d'un secteur public réduit
à sa plus simple expression, les autorités s'engagèrent,
à partir de 1973, dans une politique de nationalisation
tous azimuts : banques, industries, commerce intérieur
et extérieur, services... La propriété privée
fut même abolie. « La terre est à celui qui
la cultive, la maison à celui qui l'habite » : ce
slogan des années soixante-dix résume tout. Parallèlement,
les autorités choisirent de consacrer l'essentiel des revenus
pétroliers à des achats massifs d'armes (combien
de chars et d'avions perdus dans les aventures guerrières
au Tchad ?) et à divers projets pharaoniques : industrie
lourde (aciéries, pétrochimie), autoroutes, Grande
Rivière artificielle... Cette politique eut pour clair
résultat de décourager l'initiative individuelle
et de renforcer au sein de la population ce qu'il faut bien appeler
une « mentalité rentière ».
Conscient de ces difficultés, Kaddafi tenta de redresser
la barre et, le 28 octobre 1991, annonça la reprivatisation
d'une partie du secteur public, sous la forme de prises de participation
de privés libyens dans le capital des sociétés
d'État (quatre mille, au total). Il s'agissait, selon la
doctrine officielle, de la deuxième étape de l'instauration
du « socialisme jamahiriyen », caractérisée
par la rétrocession aux citoyens des richesses du pays
sous forme de mulkiya tacharukiya (« propriétés
collectives » ou « coopératives »).
L'opération fut un échec complet et les autorités
s'empressèrent d'en imputer la responsabilité aux
États-Unis et à l'ONU. Pourtant, l'embargo aérien,
économique et militaire imposé à la Libye
à partir d'avril 1992 (il a été suspendu
en avril 1999) est loin de tout expliquer. La persistance d'une
mentalité d'assisté chez de nombreux Libyens et
un manque de confiance général dans la volonté
réformatrice du pouvoir ont joué un rôle au
moins aussi important. Aujourd'hui, l'État reste, et de
très loin, le premier employeur du pays : près de
800 000 fonctionnaires pour une population ne dépassant
pas 5 millions d'habitants. Son budget est alimenté à
plus de 95 % par les revenus pétroliers. Quant au secteur
privé, encore embryonnaire, il a recours aux travailleurs
immigrés, arabes et africains. Pis : de nombreux opérateurs
choisissent d'investir en Europe et dans certains pays voisins
(Tunisie, Maroc, Égypte), où l'environnement des
affaires est beaucoup plus attractif.
Dans un entretien publié il y a quelques mois par la revue
Politique internationale, Seïf el-Islam Kaddafi, le fils
cadet du Guide, qui passe pour le principal concepteur de la politique
d'ouverture vers l'Occident, dressait un tableau assez réaliste
de la situation. « Nos performances économiques,
indique-t-il, ne sont pas satisfaisantes. La Libye a souffert
d'un trop grand interventionnisme de l'État, inspiré
par le modèle socialiste des années soixante et
soixante-dix. Nos exportations sont limitées au pétrole
et nous devons importer les trois quarts de notre nourriture.
[...] Mais nous réagissons. Nous avons amorcé un
lent mais très important processus de réforme, qui
n'a malheureusement pas reçu toute l'attention qu'il mérite.
»
« Dans une économie mondialisée, poursuit
Kaddafi Jr, la Libye ne peut plus se permettre de rester isolée.
Elle ne peut plus dépendre uniquement du pétrole,
qui finira bien par se tarir un jour. Notre but est donc de développer
un secteur privé solide, fondé sur une économie
diversifiée. Nous avons d'ores et déjà autorisé
les investissements étrangers dans plusieurs secteurs,
dans des conditions extrêmement attractives. Nous allons
bientôt mettre en oeuvre un programme massif de privatisations.
La plupart des entreprises d'État seront transférées
au secteur privé. Enfin, nous avons ouvert notre pays au
tourisme. [...] Nos plages sont parmi les plus belles au monde,
mais nous n'accueillons encore qu'un tout petit nombre de touristes
comparé à, disons, la Tunisie. »
La comparaison n'est pas fortuite. Seïf el-Islam connaît
bien la Tunisie où, à l'instar d'un million de ses
concitoyens, il se rend plusieurs fois par an. Comme son père,
il est fasciné par la réussite économique
et sociale de ce petit pays a priori peu favorisé par la
nature. « Ils ont moins de moyens, mais s'en sortent mieux
que nous », s'est un jour étonné le Guide,
avant d'exhorter ses concitoyens à retrousser leurs manches
et à se mettre au travail. Il y a deux ans, il a déchiré
le projet de budget présenté par le chef du gouvernement,
en exigeant que soient prises en compte « d'autres recettes
que celles du pétrole ». Lesquelles ? Mystère.
Après chaque visite chez son ami Ben Ali, Kaddafi a pris
l'habitude de réunir ses principaux collaborateurs pour
leur reprocher leur manque de créativité. «
Nous allons finir par détester les Tunisiens. Par leurs
réussites, ils ne cessent de souligner nos carences »,
explique un responsable, qui reconnaît volontiers que le
dernier coup de gueule du Guide n'était pas injustifié.
« C'est vrai, nous avons perdu beaucoup de temps, et il
ne nous est plus possible de vivre à notre rythme. Longtemps,
nous avons cherché à changer le monde. Le monde
finira peut-être par nous changer. »
Ridha Kéfi
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A l'issue du remaniement du 14 juin, deux personnalités
importantes ont quitté le gouvernement : l'ex-Premier ministre
M'barek Echamekh, qui prend la tête du conseil général
au Plan, et Ali Abdessalem Triki, l'ex-ministre de l'Union africaine,
qui représentera son pays auprès des Nations unies,
à New York. Le ministère de l'Union africaine est
absorbé par celui des Affaires étrangères
et de la Coopération internationale, où Abderrahmane
Chalgam se succède à lui-même.
Les nominations de Chokri Ghanem, l’ex-ministre de l’Économie
et du Commerce, au poste de Premier ministre, celle de Abdallah
Badri, ex-patron des Hydrocarbures, en tant que vice-Premier ministre,
et la confirmation dans leurs postes de Mohamed Mesrati (Justice
et
Sûreté nationale), Al-Ajili Al-Brini(Finances),
Baghdadi Mahmoudy (Industrie) et Tahar Al-Jouheïmy (Plan),
traduisent, à l’inverse, un souci de continuité.
Les nouveaux promus sont Abdelkader Belkhir (Économie
et Commerce), Ammar Altaif (Tourisme, département nouvellement
créé) et Faouzia Chalabi, ex-ministre de l’Information
et seule femme du nouveau gouvernement (Culture).
R.K.
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Quel est le montant du pactole amassé par la Libye depuis
le quadruplement des prix du pétrole, en 1973 ? Et que
reste-t-il de cette somme aujourd'hui ? 10 millions, 20 millions,
30 millions de dollars ? Personne n'en sait rien, à l'exception
de Mouammar Kaddafi et de Mohamed El-Huwej, son principal banquier.
Cet argent est majoritairement géré par la Libyan
Arab Foreign Invesment Company, la Lafico, que les Italiens ont
surnommée le cassaforte (le « coffre-fort »).
Les bureaux, plutôt modestes, de la société
sont installés dans une tour du quartier Dhat al-Imad,
dans le centre de Tripoli. Mais le coffre-fort proprement dit
se trouve partout et nulle part : les avoirs de la Lafico sont
disséminés dans une centaine de pays et une dizaine
de centres offshore. À cause de l'impitoyable traque financière
lancée par les services américains.
En Italie, la Lafico est actionnaire de plusieurs grandes entreprises,
la Fiat notamment. Saadi, l’un des fils du Guide, siège
d’ailleurs au conseil d’administration de la Juventus
de Turin, filiale du groupe. On connaît moins les ramifications
de la Lafico en Europe (via notamment le groupe Oilinvest la chaîne
de distribution de carburants Tamoil), en Afrique (via la Libyan
Arab African Investment Co.) et dans le secteur bancaire international
(via la Libyan Arab Foreign Bank).
Le 12 juin, Kaddafi a déclaré que le secteur public
appartenait désormais aux Libyens. Exigera-til de la Lafico
qu’elle rende public le montant de ses avoirs ? La Libye,
qui produit environ 1,3 million de barils de pétrole par
jour, encaisse 12 milliards de dollars par an. En multipliant
ce chiffre par trente 1973-2003), on arrive à 360 milliards
de dollars, compte non tenu des années fastes (1975-1980),
au cours desquelles
la production oscillait entre 2 millions et 3 millions de b/j.
On sait que la Grande Rivière artificielle a coûté
environ 10 % de cette somme. Mais où est passé le
reste ? En partie dans des achats d’armes et la réalisation
d’infrastructures, mais on reste loin du compte. La Libye
importe aujourd’hui plus de 90 % de ses besoins en nourriture
et en équipements. Elle produit certes de l’acier
et des produits chimiques, mais divers grands projets annoncés
à grand bruit n’ont jamais vu le jour, notamment
la fameuse « voiture la plus sûre du monde ».
Kaddafi vient de reconnaître que le secteur public est en
quasi-faillite, et que, l’argent du pétrole ayant
été dilapidé, il va falloir repartir de zéro.
Bref, le cassaforte risque de garder tous ses secrets.
Samir Gharbi
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Le 1er mars 2000, M'barek Echamekh (53 ans) avait été
nommé à la tête du gouvernement à l'issue
d'une sorte de révolution de palais. Furieux de l'échec
des privatisations et de la politique d'ouverture aux investissements
étrangers, Mouammar Kaddafi avait en effet décidé
de dissoudre la plupart des ministères ! Trois ans après,
le constat n'a pas changé. Et Echamekh fait, à son
tour, ses valises...
Chokri Ghanem (60 ans), le nouveau Premier ministre, a sur ses
prédécesseurs l’avantage de mieux maîtriser
les questions économiques : c’est un pur produit
des universités américaines, celle de Boston, en
l’occurrence. Né le 9 octobre 1942, il entre à
l’âge de
21 ans au ministère de l’Économie pour diriger
le département des affaires américaines et européennes.
Il n’y restera pas longtemps. Deux ans plus tard, il est
remercié et se retrouve dans un placard : traducteur à
l’agence de presse officielle. Il en sort après l’arrivée
au pouvoir de Kaddafi (1969). Très vite, il prend en charge
les questions
pétrolières : marketing, conseil… En 1975,
il est nommé ministre du Pétrole à titre
intérimaire, mais ne sera pas confirmé dans son
poste. Du coup, il décide de poursuivre ses études,
à Londres.
En 1993, on le retrouve à Vienne (Autriche), au siège
de l’Opep, où il travaille comme chercheur. Cinq
ans plus tard, il assure l’intérim du secrétaire
général adjoint. Kaddafi le remarque à nouveau
et, en 2001, lui confie le portefeuille du Commerce et de l’Économie.
On connaît la suite…
S.Gh.
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