Luc de Barochez L'accord
de Lockerbie prend la diplomatie française en défaut.
Il fait rétrospectivement apparaître le peu de cas
que Paris a fait de l'indemnisation des familles des victimes
de l'attentat terroriste le plus meurtrier qui ait jamais frappé
les intérêts français. Américains et
Britanniques ont pu, à force de pressions, de démarches
et de persévérance, obtenir cette semaine une promesse
d'indemnités élevées pour les victimes de
l'attentat de 1988 contre un Boeing 747 de la PanAm assurant un
vol Londres-New York.
Les Français en revanche s'étaient
contentés en 1999, pour l'attentat perpétré
dix ans plus tôt contre un DC 10 de la compagnie française
UTA à 10 000 mètres au-dessus du Niger, de compensations
financières dont le montant apparaît aujourd'hui
bien maigre. Paris avait accepté le versement par Tripoli
d'une obole comprise entre 3 000 et 30 000 euros par ayant droit
des victimes. En comparaison, la Libye a consenti avant-hier au
paiement de 10 millions de dollars (1 dollar vaut 0,9 euro) à
chacune des familles des victimes du carnage de Lockerbie.
Dans un cas comme dans l'autre, la responsabilité
des services libyens a été établie par la
justice. C'est même encore plus clair dans le cas français.
En 1999, un procès à Paris a permis de condamner
– par contumace – à la prison à vie
six hauts fonctionnaires libyens pour leur implication dans la
destruction en vol du DC 10 d'UTA qui assurait le 19 septembre
1989 la liaison Brazzaville-N'Djamena-Paris. Une instruction fleuve
menée par le juge Jean-Louis Bruguière a permis
d'identifier les commanditaires de l'attentat qui a fait 170 morts,
de 17 nationalités différentes. Abdallah Senoussi,
beau-frère de Mouammar Kadhafi, figurait dans la liste
des condamnés. Quant à l'affaire de Lockerbie, une
cour écossaise spéciale siégeant aux Pays-Bas
a condamné en 2001 à la détention à
perpétuité un agent secret libyen, Abdel Basset
Ali al-Megrahi, pour son implication dans le crime. Elle a acquitté
un second inculpé.
Si la Libye a su se montrer relativement généreuse
cette semaine pour les victimes de Lockerbie, c'est aussi parce
que, depuis 1999, le contexte a changé. Dans la foulée
du 11 septembre 2001, Mouammar Kadhafi, peut-être impressionné
par les avertissements du président George W. Bush («ceux
qui ne seront pas avec nous seront contre nous»), a
réorienté la politique de son pays dans le sens
d'un rapprochement avec les États-Unis. Il œuvre activement
pour attirer les investissements occidentaux dans son secteur
pétrolier, dans l'espoir de faire enfin décoller
son économie. Cela implique au préalable une levée
définitive des sanctions onusiennes, la fin de l'embargo
unilatéral imposé par les États-Unis et la
sortie de la Libye de la liste des pays soutenant le terrorisme
dressée chaque année par le département d'État
américain.
La France, elle, a révisé sa politique
l'an dernier, en décidant d'essayer d'obtenir une révision
en hausse des indemnités pour les victimes du DC 10. Le
signal était venu de Tripoli. C'est le fils de Kadhafi,
Seïf al-Islam, qui, lors d'un séjour à Paris
en février 2002, a laissé entendre aux représentants
des familles qu'un nouvel accord était possible. En octobre
2002, le ministre des Affaires étrangères Dominique
de Villepin se rend à Tripoli et expose aux autorités
libyennes l'importance qu'il attache au dossier. Cette détermination
semble porter ses fruits aujourd'hui puisque les négociations
entre le collectif des familles et la Fondation Kadhafi, présidée
par Seïf al-Islam, semblent bien engagées.
La diplomatie française utilise désormais
l'accord de Lockerbie comme une carte pour soutenir les revendications
des victimes du DC 10. Dès la semaine dernière,
sentant venir l'annonce de l'accord, le Quai d'Orsay a mis en
avant le principe d'un traitement «équitable»
des victimes des deux attentats. En clair, les familles des passagers
de l'avion français doivent obtenir à peu près
autant que ceux de l'avion américain. «La France
considère que l'indemnisation des familles des victimes
de ces deux attentats abominables est un aspect fondamental du
règlement du dossier libyen aux Nations unies. Elle n'est
pas prête à transiger sur ce point», a
prévenu le ministère des Affaires étrangères.
Pour faire valoir ses revendications, Paris a
un atout. La levée des sanctions onusiennes, que Tripoli
attend avant de commencer ses versements aux victimes de Lockerbie,
dépend d'un accord du Conseil de sécurité
de l'ONU. La France, qui y dispose d'un droit de veto, est en
position de force. Elle a prévenu qu'elle n'accepterait
l'abrogation définitive des sanctions (suspendues depuis
la livraison par la Libye des deux suspects de Lockerbie, en 1999)
que lorsque les familles des victimes du DC 10 se seront vu promettre
des indemnités «équitables».
De son lieu de vacances, le ministre des Affaires
étrangères, Dominique de Villepin, s'est démené
au téléphone ces derniers jours pour avertir ses
homologues libyen, américain et britannique de la fermeté
française. «Nous sommes en contact étroit
avec l'ensemble de nos partenaires concernés à qui
nous avons rappelé clairement notre position et notre détermination»,
a indiqué hier une porte-parole du Quai d'Orsay. Le coup
de bluff tardif de Paris finira peut-être par payer.
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