La France menace d'opposer son veto à un projet
de résolution britannique visant à lever les sanctions
qui pèsent contre la Libye. Pour les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne, cette levée des sanctions ouvre la porte
au dédommagement des familles des victimes de l'attentat
de Lockerbie qui pourraient recevoir chacune 10 millions de
dollars. La France exige des compensations similaires pour les
victimes de l'attentat contre le DC-10 d'UTA, en 1989.
New-York (Nations unies), de notre correspondant.
Pour la seconde fois en six mois, l'affaire risque de tourner
au duel transatlantique. Au Conseil de sécurité
hier, la France a menacé en des termes à peine
voilés d'utiliser son droit de veto contre une résolution
qui venait d'être déposée par la Grande-Bretagne,
avec la bénédiction des Etats-Unis, dans le but
de lever les sanctions internationales qui pèsent contre
la Libye. Paris affirme cette fois défendre le principe
d'équité pour les familles des victimes de deux
attentats commandités par des officiels Libyens à
la fin des années 80 : celui de Lockerbie, en Ecosse,
en 1988 qui a fait 270 victimes majoritairement américaines
et britanniques, et celui contre le DC-10 d'UTA, l'année
suivante, dans lequel 170 personnes ont péri. Au terme
d'un accord conclu la semaine dernière, les familles
de Lockerbie se sont vues promettre près de 10 millions
de dollars chacune de dédommagement. Pour le vol UTA,
les familles ont obtenu entre 3 000 et 30 000 euros de compensation
par victime, par un arrêt de la Cour d'assises de Paris,
rendu en 1999.
«Si on devait nous forcer à la crise, personne
ne doit douter de la détermination des autorités
françaises», a déclaré à RFI
le représentant adjoint de la France à l'ONU,
Michel Duclos, à la sortie du Conseil de sécurité.
«Nous ne défendons pas dans cette affaire un intérêt
national, nous défendons l'idée qu'il ne doit
pas y avoir de discriminations dans les indemnisations pour
les victimes du terrorisme», a-t-il poursuivi. Parmi les
victimes de l'attentat contre le DC-10 d'UTA, on dénombre
notamment 54 Français, 48 Congolais, 25 Tchadiens, 10
Italiens, 8 Américains, 5 Camerounais et 4 Britanniques.
L'accord conclu entre Washington, Londres et Tripoli prévoyait,
outre les paiements, que la Libye reconnaisse formellement sa
responsabilité dans l'attentat de Lockerbie. C'est désormais
chose faite dans une lettre adressée au Conseil de sécurité
vendredi dernier. En échange, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
doivent faire lever les sanctions (embargo sur les armes, sur
certains équipements pétroliers et embargo aérien)
qui pèsent sur la Libye depuis 1992. Ces sanctions avaient
été suspendues en 1999, lorsque la Libye a livré
deux suspects de l'attentat de Lockerbie. Elles ne sont donc
aujourd'hui que symboliques, mais Tripoli veut s'en débarrasser
pour réintégrer le concert des nations. La Libye
a donc conditionné le versement de la première
tranche de 4 millions de dollars par famille de victime de l'attentat
de Lockerbie à la levée de ces sanctions. C'est
pourquoi la Grande-Bretagne ne veut plus attendre et a déposé
hier au Conseil de sécurité un projet de résolution
levant définitivement ces sanctions, dans l'espoir qu'il
soit adopté avant la fin de la semaine.
Les ambiguïtés de la position américaine
Pour l'instant, la France menace d'user de son droit de veto,
pour forcer la Libye à reconsidérer à la
hausse les dédommagements pour le DC-10 d'UTA. Dans cet
esprit, le ministre français des Affaires étrangères,
Dominique de Villepin, a tenté ces derniers jours de
convaincre Américains et Britanniques de lui accorder
du temps. Sans succès. Londres et Washington considèrent
que Paris a laissé passer sa chance de négocier
en acceptant la décision de la justice française
qui allouait des sommes jugées «insultantes»
par les familles des victimes. Tout en souhaitant bonne chance
aux proches des victimes du DC-10 d'UTA, les deux pays veulent
refermer le dossier, et reprendre des relations diplomatiques
plus amicales avec la Libye. Parallèlement, les autorités
françaises ont lancé des négociations de
la dernière chance avec Tripoli. En public, les officiels
libyens semblent inflexibles et accusent la France de «chantage»
et «d'extorsion». Mais en privé, les diplomates
français assurent qu'un accord est peut-être proche.
Les autres pays du Conseil de sécurité soutiendront-ils
la France ? Difficile à dire. Beaucoup sont très
critiques de l'intervention tricolore, trop tardive sur ce dossier.
Mais les diplomates français exploitent les faiblesses
du camp adverse. Ils avancent un argument de bon sens : pourquoi
la vie d'une victime américaine ou britannique vaudrait-elle
plus que celle d'une victime française ou congolaise
? Pourquoi se précipiter soudainement après toutes
ces années ? Paris souligne aussi les ambiguïtés
de la position américaine. Washington pousse en coulisse
le Conseil de sécurité à lever les sanctions
contre la Libye. Mais en cas de vote, les Etats-Unis s'abstiendraient
probablement, et refuseraient surtout de lever leurs sanctions
nationales contre la Libye, au prétexte que le régime
de Tripoli reste dangereux.
De leur côté, les familles des victimes sont partagées.
Certaines, y compris du côté américain,
s'indignent que le colonel Kadhafi puisse aussi facilement s'acheter
une nouvelle virginité. Comme pour apporter de l'eau
à leur moulin, le chef de la diplomatie libyenne, Abdel
Rahman Chalgham, a admis hier, sur la chaîne de télévision
Al-Jazira que «du point de vue libyen, il ne s'agit pas
de compensations mais d'un achat de la levée des sanctions».
«La position française est inacceptable, a-t-il
ajouté. Ce dossier a été clos et la France
a envoyé une lettre à l'ONU assurant qu'elle n'avait
plus de demandes». «Je suis contre la levée
des sanctions tant qu'il n'y aura pas eu d'accord sur le vol
UTA 772, mais un veto français serait la pire des solutions»,
a pour sa part déclaré à l'AFP Guillaume
Denoix de Saint-Marc, porte-parole d'un collectif de 97 familles
de l'attentat contre le DC-10 d'UTA. Il craint qu'un tel veto
ne vienne contrecarrer les négociations qu'il mène
directement avec la Libye pour obtenir de meilleurs dédommagements.
Dans tous les cas, si la Grande-Bretagne refuse d'accorder
du temps à la France, Paris risque d'être en fin
de semaine confronté à un choix difficile : utiliser
son droit de veto, le premier depuis 1989, au risque d'ouvrir
une nouvelle crise majeure avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
à un moment où les séquelles de la crise
irakienne commençaient à peine à cicatriser.
Ou ne pas utiliser le droit de veto, au risque d'être
accusé de bluff et de plier face à la superpuissance.
Ecouter également : Aladji Mahamat, le témoignage
du frère d'une victime, au micro d'hélène
Naah.
Philippe BOLOPION
Article publié le 19/08/2003