LE MONDE | 07.01.04 | 13h52
Le chef de l'Etat libyen a surpris la
communauté internationale en changeant récemment
d'attitude vis-à-vis de ses adversaires de toujours, les
Etats-Unis et la Grande- Bretagne. A 62 ans, le colonel aurait-il
changé ?
Il a vieilli. avec son mètre quatre-vingts,
son œil vert et sa carrure athlétique, le chef de
la révolution libyenne porte encore beau. Mais, à
bientôt 62 ans, Mouammar El-Kadhafi semble assagi. Il paraît
plus calme, plus réfléchi, plus sage. Est-ce la
dernière pose en date du plus flamboyant des caméléons
du désert ? Ou l'ultime et définitive métamorphose
d'un déjà "vieux" leader aigri, déçu,
revenu de tout et d'abord de ses propres passions de jeunesse
? Il y a près d'un mois maintenant que la communauté
internationale s'interroge. La volte-face politique du "chien
enragé du Proche-Orient", comme l'appelait autrefois
le président américain Ronald Reagan, est-elle réelle
ou feinte ? Passagère ou permanente ?
Pour l'instant, une seule chose est sûre : après
neuf mois de tractations secrètes avec ses deux ennemis
attitrés, Londres et Washington, le colonel Kadhafi a annoncé,
le 19 décembre 2003, le plus spectaculaire revirement de
sa carrière : le démantèlement, "sous
contrôle international", de tous ses programmes secrets
d'armement (chimique, biologique et nucléaire). Révélant
du même coup qu'il en fabriquait - ce qu'il a nié
avec la dernière énergie pendant des années
-, le chef de la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste
renonce à tout programme d'armes de destruction massive,
ouvre ses installations aux inspecteurs de l'Agence internationale
de l'énergie atomique (AIEA) et signe le protocole additionnel
au traité de non-prolifération nucléaire.
Peu importe finalement l'état d'avancement, somme toute
très limité, de ces projets interdits. Bien qu'habituée
aux frasques révolutionnaires et aux lubies anarco-démagogiques
qui ont émaillé, ces trente dernières années,
le chemin du "Bédouin maghrébin", la communauté
internationale est sidérée. Jusqu'ici, ses déclarations
à l'emporte-pièce, ses sorties les plus absurdes
("Shakespeare était un Arabe qui s'appelait en réalité
Cheikh Spir") et l'air absent, perdu dans l'immensité
du désert, qu'il affectionnait devant les caméras,
pouvaient prêter à sourire. Mais le souffle anarchiste
qui l'animait, le soutien réel, matériel et financier,
qu'il accordait à toutes sortes de mouvements d'opposition
et de libération armée à travers le monde,
en faisaient tout de même un homme dangereux.
Sous son règne, commencé le 2 septembre 1969 par
un coup d'Etat militaire, la Libye devint le champ d'expérimentation
de théories révolutionnaires aussi inédites
que ratées. Un mélange d'anarchie et de dictature
"des masses" qui réussit, en trente ans, à
essouffler le pays et à lui mettre à dos la quasi-totalité
des Etats du monde. Aujourd'hui, le Guide s'autorise à
inviter tous ses anciens amis ou ennemis du monde arabe qui chercheraient
à acquérir des armes interdites à suivre
son exemple. Kadhafi, qu'on se le dise, se présente désormais
comme "un messager de la paix".
Le bouillant colonel aurait-il, comme on le susurre à
Londres et à Washington, "tiré les enseignements"
de l'affaire irakienne et pris peur devant la détermination
guerrière des "néoconservateurs" américains
? En fait, sa mutation politique a commencé avant les attentats
du 11 septembre 2001 et ses négociations secrètes
avec les deux anciennes et "arrogantes puissances impérialistes"
qu'il vouait naguère aux gémonies ont été
amorcées plusieurs semaines avant le début de l'offensive
contre Saddam Hussein.
Le Guide mettrait-il de l'ordre dans ses affaires en préalable
à un éventuel retrait en faveur d'un de ses fils
les plus modérés, Seif Al-Islam, plus présent
que jamais dans les affaires officielles de l'Etat ? Ou bien l'explication
est-elle plutôt à rechercher au-delà des frontières,
du côté de l'isolement du régime et du dépit
de son chef à l'endroit des "frères arabes"
qui lui manquèrent si souvent ?
Terminé, tout cela. En octobre dernier, il a "définitivement"
rompu avec les "Arabes", qu'il agonit désormais
d'injures. Finies les djellabas immaculées dans lesquelles
il enveloppait sa longue carcasse : vive le boubou sahélien
! Le bouillant Guide de la Jamahiriya s'est transmuté en
sage africain. On y reviendra. Chacun le sait, l'aventure kadhafienne
a été jalonnée de contradictions, de revirements
et d'ingérence directe dans les affaires des autres.
Lorsque ce jeune capitaine, membre du groupe des douze "officiers
libres unionistes" qui mit fin à la monarchie, le
1er septembre 1969, accède au pouvoir, il n'a que 27 ans.
Promu colonel par sa volonté et celle des autres conjurés,
qui constitueront le Conseil de commandement de la révolution
(CCR), il a un "héros" en tête : l'Egyptien
Gamal Abdel Nasser et, comme lui, une "cause" à
double face, "l'anti-impérialisme" et le panarabisme,
au nom desquels tout ou presque lui paraîtra permis. De
son propre chef, et non sans amuser quelque peu l'intéressé,
il se met à la disposition de son grand "frère"
et maître à penser du Caire. L'Egypte est alors un
modèle. La nouvelle Constitution de la République
arabe libyenne (c'est sa première appellation) et le parti
unique qui est imposé à Tripoli s'inspirent de ce
voisin auquel Kadhafi, pour mettre en actes cette unité
arabe qui est leur objectif commun, s'empresse de proposer l'union.
Huit autres pays - dont la Syrie, le Soudan, la Tunisie, le Maroc,
l'Algérie et le Tchad - seront ultérieurement sollicités
pour des "mariages" similaires. Mais les projets aussi
bien que les méthodes du numéro un libyen suscitent,
parmi ses pairs les mieux disposés, de puissantes suspicions.
Les rares unions qui se feront auront la vie aussi brève
que leur naissance aura été abrupte et bâclée.
Visionnaire, le Guide veut jeter les fondements d'une fusion régionale
qui pourrait être le prélude à l'unité
arabe tant rêvée. Fantasque et pétulante,
la personnalité même du Bédouin libyen participe
du naufrage de ses projets les plus sérieux.
Né dans une famille pauvre et très croyante de
la tribu des Kadhafa, diplômé de la faculté
de droit et de l'Académie militaire de Benghazi - il fit
aussi un stage de perfectionnement en Grande-Bretagne -, le colonel
a toujours été un anticommuniste farouche. L'islam,
qu'il pratique avec ferveur sans jamais verser dans l'intégrisme,
tient une place importante dans sa vision du monde. Longtemps,
pour lui, être arabe, c'était forcément être
musulman. Dans les années 1980, à propos du Liban
ravagé par la guerre civile, il n'hésitera pas à
dire que "l'erreur tient au fait qu'il existe des chrétiens
-dans ce pays, et que- les Arabes doivent lutter pour qu'ils deviennent
tous musulmans".
Kadhafi n'en prône pas moins un islam réformiste.
Au mépris des accusations d'apostasie dont il est la cible
de la part des "barbus", il s'attaque aux convictions
les plus rigides quant au statut de la femme - qu'il fera énormément
évoluer dans son pays -, voire à l'authenticité
de certaines paroles attribuées au prophète, ou
à la charia -loi islamique-, qu'il tient pour un droit
positif parmi d'autres.
La politisation de l'islam est sa bête noire. Dans les
années 1990, il aura d'ailleurs maille à partir
avec "ses" islamistes et ne manquera plus jamais de
rappeler à ses interlocuteurs que, dès cette époque-là,
il mettait tout le monde en garde contre Al-Qaida. La lutte internationale
désormais engagée contre l'organisation et ses clones
le comble d'aise, même s'il fait valoir qu'il faut traiter
le mal à la racine et qu'il ne suffit pas de croiser le
fer pour y arriver.
C'est en 1977 que la République (en arabe Joumhouriya)
de Libye devient Jamahiriya, un néologisme de son invention
qui signifie en substance "Etat des masses". C'est une
sorte de démocratie populaire directe qui remplace les
institutions officielles classiques, véritables obstacles,
selon Kadhafi, à l'émancipation des peuples et à
la libération des énergies. Conformément
à la théorie qu'il développera dans son Livre
vert, le pays est désormais régi par des congrès
populaires de base, coiffés par des comités, un
Congrès général du peuple faisant office
de coordonnateur. Il en est lui-même le secrétaire
général et se plaît à souligner qu'il
n'est "que" cela.
Autoritarisme et interventionnisme s'installent néanmoins
sur tout le pays, développant corruption et faillite économique.
Mais parallèlement le colonel a mis son activisme et une
partie de ses capacités financières générées
par la manne pétrolière au service de mouvements
et d'individus prétendument révolutionnaires. De
Carlos à Abou Nidal en passant par les Aborigènes
d'Australie, l'ANC sud-africain, la Swapo namibienne, l'Armée
républicaine irlandaise (IRA) et nombre de milices africaines
: tout le monde est alors sur la liste du "bienfaiteur"
. Dans le même temps, exilés ou non, les opposants
libyens n'échappent pas à ses équipes de
tueurs.
La seconde moitié des années 1980 est une période
charnière. En réponse à un attentat anti-américain
perpétré à Berlin, Ronald Reagan fait bombarder
les villes de Benghazi et Tripoli en 1986. Le raid, au cours duquel
une des filles de Mouammar Kadhafi est tuée, laisse les
Libyens comme le monde arabe quasi indifférents. Conjugués
à la chute des prix du brut, à l'expression du mécontentement
interne et à de multiples tentatives de coups d'Etat, puis
à la défaite de son armée au Tchad, ces déboires
amènent le colonel à certaines révisions
: économiques d'abord - rétablissement progressif
du secteur privé - puis politiques, avec l'apurement des
contentieux avec les voisins et une timide et vaine tentative
d'ouverture à l'opposition. Le discours anti-occcidental
est édulcoré, le soutien aux "mouvements de
libération" armés réduit, l'éventualité
d'une solution de paix en Israël admise.
Ce pouvait être l'embryon d'un réel aggiornamento.
Mais les attentats de décembre 1988 (contre un Boeing de
la Panam, l'affaire Lockerbie) et septembre 1989 (contre un DC-10
d'UTA) qui lui sont imputés et le lancement, alors présumé,
de programmes de fabrication d'armes chimiques douchent les espoirs
de changement. On connaît la suite : en 1992, le Conseil
de sécurité de l'ONU place la Libye en quarantaine.
C'est seulement en 1999 et 2003 que Tripoli admettra, indirectement,
sa responsabilité dans les deux attentats en acceptant
d'indemniser les victimes. Désireux depuis longtemps de
se refaire une virginité, le colonel engrange les premiers
dividendes : les sanctions internationales sont levées
et un début de réhabilitation s'amorce en Occident,
singulièrement aux Etats-Unis, ce pays qui a focalisé,
trente ans durant, toutes ses haines.
Déçu par les Arabes, Kadhafi s'est tourné
vers l'Afrique, son nouveau continent de prédilection,
le "milieu naturel" de la Libye, et ce qu'il appelle
sa "profondeur stratégique". Le colonel ne veut
plus y jouer les trublions ; il entend, assure-t-il, contribuer
à sa paix. Dès 1998, avec sept autres Etats du continent
noir, il crée la Communauté des Etats sahélo-sahariens,
destinée, à ses yeux, à devenir l'embryon
des "Etats-Unis d'Afrique". Il s'emploie à rétablir
la paix en République démocratique du Congo, à
réconcilier les Soudanais entre eux, veut être l'artisan
d'une réconciliation inter-tchadienne. Le "sage nouveau"
est arrivé.
Paradoxalement ou non, le même Mouammar Kadhafi, dont les
tenues originales surprennent, qui se déplace entouré
de sa garde rapprochée d'amazones, qui plante sa tente
bédouine dans la capitale de tel ou tel pays hôte,
qui affectionne visiblement le spectacle et la mise en scène,
a quelque chose d'un mystique : il apprécie la solitude
et s'adonne à la réflexion méditative. Lorsqu'il
livre ses pensées, cela peut devenir la très fumeuse
"troisième théorie universelle" développée
dans le Livre vert. Ou bien ce recueil de nouvelles intitulé
Escapade en enfer, dans lequel il se dit "oppressé"
et "hanté" par les foules "qui le poursuivent
partout" et qu'il "aime tout en les craignant".
L'"enfer" dont il est question dans le recueil est
pour lui un paradis. C'est le désert. Le Bédouin
qu'il est resté au fond de lui déteste le milieu
urbain."J'ai pu dormir et me reposer au cœur de l'enfer,
assure-t-il. Les deux nuits que j'y ai passées sont pratiquement
les plus belles de mon existence. Elles valent mille fois mieux
que ma vie parmi vous."
Mouna Naïm et Patrice Claude
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.01.04
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