Luc de
Barochez
La réconciliation franco-libyenne peut
avoir d'heureuses conséquences pour l'ensemble de l'Afrique.
Elle est à l'ordre du jour après l'accord, signé
hier à Paris, qui indemnise les familles des victimes de
l'attentat perpétré en 1989 par des agents de Tripoli
contre un avion de ligne français au-dessus du Niger. La
France et la Libye ont publié une déclaration conjointe
qualifiant d'«équitable» l'accord
conclu entre, côté libyen, la Fondation de bienfaisance
Kadhafi et, côté français, un collectif des
familles des victimes et l'association SOS-Attentat.
L'arrangement «contribue à un règlement
définitif de ce drame (...) afin que s'ouvre à présent
un nouveau chapitre dans nos relations bilatérales»,
indique le texte signé du ministre français des
Affaires étrangères, Dominique de Villepin, et de
son homologue libyen, Abdelrahmane Chalgham. Les deux pays s'engagent
à «coordonner leur action» internationale
et à «joindre leurs efforts en faveur du développement
économique de l'Afrique». Paris promet d'oeuvrer
au resserrement des liens entre la Libye et l'Union européenne
et d'accompagner Tripoli dans son mouvement d'ouverture à
l'Occident (lire ci-dessous).
La relation de la France avec la Libye, qui dispose d'importantes
réserves de pétrole, a été longtemps
ternie par la rivalité des deux pays en Afrique et le contentieux
frontalier libyo-tchadien. C'est sans doute pour punir Paris d'avoir
soutenu N'Djamena que les services libyens ont déposé,
le 19 septembre 1989, une mallette piégée dans le
vol 772 d'UTA reliant Brazzaville à Paris. L'attentat a
fait 170 tués.
Après un réchauffement passager en 2002, les rapports
s'étaient à nouveau détériorés
en 2003. La France fut prise à contre-pied l'été
dernier par l'accord conclu par la Libye avec Londres et Washington
pour indemniser, à hauteur de 10 millions de dollars par
famille, les victimes d'un attentat perpétré en
1988 contre un avion de ligne américain au-dessus de Lockerbie
en Ecosse (lire l'encadré). Des négociations ouvertes
entre la Fondation Kadhafi et les représentants des familles
ont permis, après maintes péripéties, d'aboutir
à l'accord signé hier. La Fondation s'engage à
verser un million de dollars par famille de victimes, soit 170
millions de dollars au total, payables en quatre fois dans un
délai de six mois. Un premier chèque d'un quart
du montant, soit 42,5 millions de dollars, a été
déboursé hier par la Fondation Kadhafi.
La Libye doit en outre compléter les indemnisations qu'elle
avait déjà consenties en 1999, suite à un
jugement de la cour d'assises de Paris. Seules les familles qui
s'étaient portées partie civile au procès,
soit le tiers d'entre elles, s'étaient partagé 15
millions de dollars. Les deux autres tiers devraient toucher environ
30 millions de dollars.
Au total, la Libye devrait donc avoir déboursé
215 millions de dollars. Est-ce une façon, pour le colonel
Kadhafi, de s'acheter l'impunité ? Oui et non. Les mêmes
dirigeants qui avaient ordonné l'attentat sont ceux avec
qui la France traite et espère faire des affaires aujourd'hui.
En cela, d'ailleurs, Paris suit l'exemple des Etats-Unis et de
la Grande-Bretagne après le règlement de Lockerbie.
La France devrait maintenant accepter que l'embargo européen
sur les armes à destination de la Libye soit levé.
La Libye, elle, n'a pas vraiment reconnu sa culpabilité,
refusant de parler d'un attentat. La déclaration conjointe
franco-libyenne d'hier évoque un simple «drame»,
pas une attaque terroriste. Mais en acceptant de payer, Tripoli
reconnaît indirectement avoir trempé dans l'affaire.
«C'est une manière pour la Libye de montrer sa
responsabilité», a affirmé Me Francis
Szpiner, l'avocat de l'association SOS-Attentats. Côté
libyen, le son de cloche est tout autre. Le ministre Chalgham
a jugé «clos» hier le dossier des
six Libyens condamnés par contumace par la justice française,
en 1999, à la réclusion à perpétuité
pour avoir organisé l'attentat. La Libye clame toujours
leur innocence et refuse de les livrer. Les six restent pourtant
sous le coup de mandats d'arrêt internationaux valides jusqu'en
2019.
Tout n'est donc pas encore réglé. D'ailleurs, l'encre
de l'accord à peine sèche, des familles de victimes
l'ont déjà contesté. Un avocat parisien,
Me Alex Ursulet, qui représente une dizaine de familles
africaines, a indiqué au Figaro qu'il jugeait le montant
trop insuffisant. Pour lui, c'est «un deuxième
attentat, contre la mémoire des victimes» qui
a été perpétré hier. Il va essayer
d'arracher pour ses clients des indemnisations supplémentaires.
Le fruit d'une longue évolution pour
Kadhafi
Pierre Prier
Le changement de cap du colonel Kadhafi ne date pas d'hier. La
résolution du contentieux autour du DC 10 d'UTA et le renoncement
de Tripoli aux armes de destruction massive couronnent un revirement
entamé depuis plusieurs années. En septembre 1999,
déjà, le directeur de cabinet et bras droit du «Guide
de la révolution», Béchir Salah Béchir,
confiait sans précaution oratoire : «Dites-le
bien en France : le terrorisme, c'est fini !» Deux
semaines auparavant, Muammar Kadhafi lui-même tirait une
croix sur le passé, dans une interview donnée au
Figaro : «J'ai lutté aux côtés de
l'Angola, du Zimbabwe, de l'Afrique du Sud, de la Namibie, de
la Guinée-Bissau, du Cap-Vert, de la Palestine. Mais aujourd'hui,
je dois jeter le fusil et oeuvrer pour la paix et le développement.»
Le Guide aurait pu ajouter à sa liste les sandinistes
du Nicaragua ou les Irlandais de l'IRA. Dans les années
70, il suffisait de représenter un régime révolutionnaire
ou un mouvement de lutte contre un Etat, quel qu'il soit, pour
avoir accès aux pétrodollars libyens. Coincé
dans un pays excentré et désertique de 5,6 millions
d'habitants trop petit pour ses rêves, Muammar Kadhafi a
toujours cherché à jouer un premier rôle sur
la scène du monde. Outre les aides financières et
logistiques aux mouvements de libération, il y eut ses
espoirs de se poser en nouveau Nasser, et ses tentatives, toutes
ratées, de fusion avec d'autres pays : l'Egypte en 1972,
la Tunisie en 1974, la Syrie en 1980, le Maroc en 1984 et le Soudan
en 1985. Déçu, Muammar Kadhafi quittera la Ligue
arabe en 2002.
Entre-temps, le monde a changé. Le mur de Berlin est tombé,
les indépendantistes africains sont devenus présidents,
et la communauté internationale supporte de moins en moins
les Etats terroristes. En avril 1986, après un attentat
contre des soldats américains à Berlin, l'aviation
américaine cherche à tuer le leader libyen en bombardant
sa résidence à Tripoli. Seule sa fille adoptive
périt. Kadhafi réagit encore une fois en terroriste.
L'attentat de Lockerbie constitue une vengeance contre cet assaut,
tandis que l'explosion du DC 10 d'UTA suit les déconvenues
libyennes face à la France au Tchad.
Mais l'isolement international qui suit ces deux forfaits finira
par venir à bout de la résolution libyenne. A la
suite des sanctions de l'ONU et du boycott américain, la
production pétrolière baisse de moitié. Le
chômage tourne aujourd'hui autour de 27%. Le retour sur
la scène internationale se fera d'abord par l'Afrique.
En juin 1998, le sommet de l'OUA décide de rompre l'embargo
aérien. En 2000, la Libye participe à plusieurs
conférences internationales. Sur fond de négociations
pour l'indemnisation des victimes, Kadhafi adoucit ses positions
anti-occidentales. En 1991, lors de la guerre du Golfe, il a même
refusé de condamner la coalition.
Jusqu'où ira la normalisation de l'ex-Etat paria ? Le
fils et héritier présumé du Guide, Seif el-Islam,
répète que son pays souhaite s'ouvrir au business
international. Les équipes de vérifications américaines
sont à pied d'oeuvre pour démanteler les programmes
chimiques et nucléaires auxquels la Libye veut renoncer.
Les pétroliers américains espèrent que les
Etats-Unis lèveront leurs sanctions unilatérales,
comme l'ONU a mis fin aux siennes l'été dernier.
Des rencontres discrètes auraient même eu lieu avec
des travaillistes israéliens, pour explorer une reprise
des relations diplomatiques.
Pendant ce temps, le colonel se recentre sur son nouveau rêve,
l'Afrique. Là aussi, Kadhafi semble avoir mis un bémol
à ses entreprises de déstabilisation. Ses alliés,
les sanglants chefs de guerre du Liberia ou de la Sierra Leone,
ont quitté la scène. Le Burkina-Faso, sa plate-forme
stratégique en Afrique de l'Ouest, est regardé avec
attention par la communauté internationale. Le guide libyen
se contente de tirer les ficelles en finançant de nombreux
opposants, et parfois, des chefs d'Etat désargentés,
comme le président gabonais Omar Bongo, bientôt à
court de pétrole.
Son ambition mondiale, Muammar Kadhafi la vit désormais
à travers sa création, l'Union africaine, instituée
en 1999 pour succéder à l'OUA. Mais ses amis africains
lui mènent la vie dure. En juillet 2002, le Guide a convoqué
un sommet extraordinaire pour lancer véritablement ses
«Etats-Unis d'Afrique». Mais les Etats membres
ont refusé de créer une armée africaine et
surtout un poste de président permanent, comme le voulait
le Guide. Muammar Kadhafi président de l'Afrique, ce n'est
pas encore pour aujourd'hui.
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