victimes attentat

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(Samedi 10 janvier 2004)

LIBYE L'accord d'indemnisation des familles des victimes de l'attentat contre le DC-10 d'UTA, qui avait fait 170 morts en septembre 1989, a été signé hier à Paris

Lune de miel entre Paris et Tripoli

Luc de Barochez

La réconciliation franco-libyenne peut avoir d'heureuses conséquences pour l'ensemble de l'Afrique. Elle est à l'ordre du jour après l'accord, signé hier à Paris, qui indemnise les familles des victimes de l'attentat perpétré en 1989 par des agents de Tripoli contre un avion de ligne français au-dessus du Niger. La France et la Libye ont publié une déclaration conjointe qualifiant d'«équitable» l'accord conclu entre, côté libyen, la Fondation de bienfaisance Kadhafi et, côté français, un collectif des familles des victimes et l'association SOS-Attentat.

L'arrangement «contribue à un règlement définitif de ce drame (...) afin que s'ouvre à présent un nouveau chapitre dans nos relations bilatérales», indique le texte signé du ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, et de son homologue libyen, Abdelrahmane Chalgham. Les deux pays s'engagent à «coordonner leur action» internationale et à «joindre leurs efforts en faveur du développement économique de l'Afrique». Paris promet d'oeuvrer au resserrement des liens entre la Libye et l'Union européenne et d'accompagner Tripoli dans son mouvement d'ouverture à l'Occident (lire ci-dessous).

La relation de la France avec la Libye, qui dispose d'importantes réserves de pétrole, a été longtemps ternie par la rivalité des deux pays en Afrique et le contentieux frontalier libyo-tchadien. C'est sans doute pour punir Paris d'avoir soutenu N'Djamena que les services libyens ont déposé, le 19 septembre 1989, une mallette piégée dans le vol 772 d'UTA reliant Brazzaville à Paris. L'attentat a fait 170 tués.

Après un réchauffement passager en 2002, les rapports s'étaient à nouveau détériorés en 2003. La France fut prise à contre-pied l'été dernier par l'accord conclu par la Libye avec Londres et Washington pour indemniser, à hauteur de 10 millions de dollars par famille, les victimes d'un attentat perpétré en 1988 contre un avion de ligne américain au-dessus de Lockerbie en Ecosse (lire l'encadré). Des négociations ouvertes entre la Fondation Kadhafi et les représentants des familles ont permis, après maintes péripéties, d'aboutir à l'accord signé hier. La Fondation s'engage à verser un million de dollars par famille de victimes, soit 170 millions de dollars au total, payables en quatre fois dans un délai de six mois. Un premier chèque d'un quart du montant, soit 42,5 millions de dollars, a été déboursé hier par la Fondation Kadhafi.

La Libye doit en outre compléter les indemnisations qu'elle avait déjà consenties en 1999, suite à un jugement de la cour d'assises de Paris. Seules les familles qui s'étaient portées partie civile au procès, soit le tiers d'entre elles, s'étaient partagé 15 millions de dollars. Les deux autres tiers devraient toucher environ 30 millions de dollars.

Au total, la Libye devrait donc avoir déboursé 215 millions de dollars. Est-ce une façon, pour le colonel Kadhafi, de s'acheter l'impunité ? Oui et non. Les mêmes dirigeants qui avaient ordonné l'attentat sont ceux avec qui la France traite et espère faire des affaires aujourd'hui. En cela, d'ailleurs, Paris suit l'exemple des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne après le règlement de Lockerbie. La France devrait maintenant accepter que l'embargo européen sur les armes à destination de la Libye soit levé.

La Libye, elle, n'a pas vraiment reconnu sa culpabilité, refusant de parler d'un attentat. La déclaration conjointe franco-libyenne d'hier évoque un simple «drame», pas une attaque terroriste. Mais en acceptant de payer, Tripoli reconnaît indirectement avoir trempé dans l'affaire. «C'est une manière pour la Libye de montrer sa responsabilité», a affirmé Me Francis Szpiner, l'avocat de l'association SOS-Attentats. Côté libyen, le son de cloche est tout autre. Le ministre Chalgham a jugé «clos» hier le dossier des six Libyens condamnés par contumace par la justice française, en 1999, à la réclusion à perpétuité pour avoir organisé l'attentat. La Libye clame toujours leur innocence et refuse de les livrer. Les six restent pourtant sous le coup de mandats d'arrêt internationaux valides jusqu'en 2019.

Tout n'est donc pas encore réglé. D'ailleurs, l'encre de l'accord à peine sèche, des familles de victimes l'ont déjà contesté. Un avocat parisien, Me Alex Ursulet, qui représente une dizaine de familles africaines, a indiqué au Figaro qu'il jugeait le montant trop insuffisant. Pour lui, c'est «un deuxième attentat, contre la mémoire des victimes» qui a été perpétré hier. Il va essayer d'arracher pour ses clients des indemnisations supplémentaires.


Le fruit d'une longue évolution pour Kadhafi

Pierre Prier

Le changement de cap du colonel Kadhafi ne date pas d'hier. La résolution du contentieux autour du DC 10 d'UTA et le renoncement de Tripoli aux armes de destruction massive couronnent un revirement entamé depuis plusieurs années. En septembre 1999, déjà, le directeur de cabinet et bras droit du «Guide de la révolution», Béchir Salah Béchir, confiait sans précaution oratoire : «Dites-le bien en France : le terrorisme, c'est fini !» Deux semaines auparavant, Muammar Kadhafi lui-même tirait une croix sur le passé, dans une interview donnée au Figaro : «J'ai lutté aux côtés de l'Angola, du Zimbabwe, de l'Afrique du Sud, de la Namibie, de la Guinée-Bissau, du Cap-Vert, de la Palestine. Mais aujourd'hui, je dois jeter le fusil et oeuvrer pour la paix et le développement.»

Le Guide aurait pu ajouter à sa liste les sandinistes du Nicaragua ou les Irlandais de l'IRA. Dans les années 70, il suffisait de représenter un régime révolutionnaire ou un mouvement de lutte contre un Etat, quel qu'il soit, pour avoir accès aux pétrodollars libyens. Coincé dans un pays excentré et désertique de 5,6 millions d'habitants trop petit pour ses rêves, Muammar Kadhafi a toujours cherché à jouer un premier rôle sur la scène du monde. Outre les aides financières et logistiques aux mouvements de libération, il y eut ses espoirs de se poser en nouveau Nasser, et ses tentatives, toutes ratées, de fusion avec d'autres pays : l'Egypte en 1972, la Tunisie en 1974, la Syrie en 1980, le Maroc en 1984 et le Soudan en 1985. Déçu, Muammar Kadhafi quittera la Ligue arabe en 2002.

Entre-temps, le monde a changé. Le mur de Berlin est tombé, les indépendantistes africains sont devenus présidents, et la communauté internationale supporte de moins en moins les Etats terroristes. En avril 1986, après un attentat contre des soldats américains à Berlin, l'aviation américaine cherche à tuer le leader libyen en bombardant sa résidence à Tripoli. Seule sa fille adoptive périt. Kadhafi réagit encore une fois en terroriste. L'attentat de Lockerbie constitue une vengeance contre cet assaut, tandis que l'explosion du DC 10 d'UTA suit les déconvenues libyennes face à la France au Tchad.

Mais l'isolement international qui suit ces deux forfaits finira par venir à bout de la résolution libyenne. A la suite des sanctions de l'ONU et du boycott américain, la production pétrolière baisse de moitié. Le chômage tourne aujourd'hui autour de 27%. Le retour sur la scène internationale se fera d'abord par l'Afrique.

En juin 1998, le sommet de l'OUA décide de rompre l'embargo aérien. En 2000, la Libye participe à plusieurs conférences internationales. Sur fond de négociations pour l'indemnisation des victimes, Kadhafi adoucit ses positions anti-occidentales. En 1991, lors de la guerre du Golfe, il a même refusé de condamner la coalition.

Jusqu'où ira la normalisation de l'ex-Etat paria ? Le fils et héritier présumé du Guide, Seif el-Islam, répète que son pays souhaite s'ouvrir au business international. Les équipes de vérifications américaines sont à pied d'oeuvre pour démanteler les programmes chimiques et nucléaires auxquels la Libye veut renoncer. Les pétroliers américains espèrent que les Etats-Unis lèveront leurs sanctions unilatérales, comme l'ONU a mis fin aux siennes l'été dernier. Des rencontres discrètes auraient même eu lieu avec des travaillistes israéliens, pour explorer une reprise des relations diplomatiques.

Pendant ce temps, le colonel se recentre sur son nouveau rêve, l'Afrique. Là aussi, Kadhafi semble avoir mis un bémol à ses entreprises de déstabilisation. Ses alliés, les sanglants chefs de guerre du Liberia ou de la Sierra Leone, ont quitté la scène. Le Burkina-Faso, sa plate-forme stratégique en Afrique de l'Ouest, est regardé avec attention par la communauté internationale. Le guide libyen se contente de tirer les ficelles en finançant de nombreux opposants, et parfois, des chefs d'Etat désargentés, comme le président gabonais Omar Bongo, bientôt à court de pétrole.

Son ambition mondiale, Muammar Kadhafi la vit désormais à travers sa création, l'Union africaine, instituée en 1999 pour succéder à l'OUA. Mais ses amis africains lui mènent la vie dure. En juillet 2002, le Guide a convoqué un sommet extraordinaire pour lancer véritablement ses «Etats-Unis d'Afrique». Mais les Etats membres ont refusé de créer une armée africaine et surtout un poste de président permanent, comme le voulait le Guide. Muammar Kadhafi président de l'Afrique, ce n'est pas encore pour aujourd'hui.

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