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(samedi 10 janvier 2004)

Kadhafi converti au pragmatisme

La peur d'une attaque américaine n'explique pas à elle seule son attitude.

Par José GARÇON

Il était le Guide de «l'Etat des masses», l'infatigable pourfendeur de «l'impérialisme», le héraut du «panarabisme», cumulant neuf «unions» concrétisées ou éconduites avec les «frères arabes», le financier de tous les «révolutionnaires» ­ des plus fumeux aux mouvements de libération des cinq continents ­ entretenus grassement dans les années 70 et 80 grâce à la manne pétrolière. Trente-quatre ans de règne plus tard, le jeune «officier libre unioniste», qui accéda au pouvoir le 1er septembre 1969, à 27 ans, après le renversement de la monarchie, paraît revenu de tout. Mouammar Kadhafi a 62 ans et affirme ne vouloir être désormais qu'un «messager de la paix». Une image aux antipodes d'un activisme qui lui a mis à dos la plupart des Etats de la planète et l'a fait déraper dans des activités terroristes contre Paris, Rome, Vienne ou Berlin-Ouest.

Traumatisme. Pourquoi ce pragmatisme, dont la manifestation la plus spectaculaire aura été l'accord, le 19 décembre, sur le démantèlement «sous contrôle international» de tous ses programmes secrets d'armement, lui qui avait fait d'énormes investissements dans ce domaine ? «Ces armes, aurait-il dit récemment, n'augmentent en rien notre sécurité et retardent même notre développement.» On aurait cependant tort de considérer cette sagesse comme soudaine. Ou seulement concomitante avec la crainte ­ par ailleurs bien réelle ­ créée par la guerre contre l'Irak chez un colonel Kadhafi convaincu de pouvoir être la prochaine cible de Washington.

L'évolution de celui que la presse aimait à appeler «le bouillant colonel» mature en réalité depuis dix, voire quinze ans. Le bombardement de Tripoli et de Benghazi, ordonné par Ronald Reagan en avril 1986, en riposte à l'attentat antiaméricain de Berlin, avait mis un coup d'arrêt à sa frénésie «révolutionnaire». Cette attaque, dans laquelle sa fille adoptive fut tuée, a été un terrible traumatisme pour le «guide» de la Jamahiriya. Il ne renonce certes pas immédiatement à frapper les intérêts occidentaux, comme le montrent les attentats de Lockerbie et du Ténéré. Mais la convergence avec le début de sérieuses difficultés internes et ses défaites militaires au Tchad lui impose des révisions déchirantes.

Fervent propagateur de l'islam dans le monde, le colonel affronte en effet chez lui, à partir des années 90, de véritables rébellions islamistes armées, notamment dans la région de Benghazi. Elles ne sont étouffées qu'au prix d'une répression violente. La chute des prix du brut, qui contraint Kadhafi à revoir sa politique égalitariste, provoque le mécontentement d'une population qui s'était habituée au bien-être matériel. L'embargo de l'ONU, décrété en 1992, après les attentats de Lockerbie et du Ténéré, ne fait qu'aggraver les choses... et la corruption des élites, qui ne se privent pas d'en profiter. Il accentue d'autant plus les problèmes intérieurs qu'il limite les exportations pétrolières de Tripoli. En janvier 2000, devant le Congrès général du peuple, Kadhafi s'emporte : «J'interviens aujourd'hui pour arrêter cette roue qui tourne dans le vide et qui brûle notre pétrole [...]. Vous le vendez à ceux qui l'utilisent pour vous vendre des produits très chers. Le revenu du pétrole doit être uniquement destiné aux infrastructures [...]»

La peur que les Etats-Unis lui inspirent, surtout après le 11 septembre, le désir d'éliminer tout prétexte pouvant leur servir pour intervenir, et la volonté de sortir de l'isolement font le reste. Kadhafi condamne immédiatement l'attaque contre le World Trade Center, tandis que, en août dernier, son fils Saïf al-Islam affirme : «Il nous faut ouvrir un dialogue avec l'Amérique et améliorer nos relations avec elle, parce que toute la région dépend de sa politique.» Désormais, la Libye ­ via la fameuse fondation Kadhafi que dirige Saïf ­ agit comme médiatrice dans les conflits opposants certains groupes extrémistes et les Etats occidentaux : touristes européens enlevés à Jolo par des islamistes d'Abou Sayyaf, otages européens enlevés dans le Sahara algérien...

«Déçu» par les Arabes. Toutefois, si l'embargo de l'ONU a été levé en septembre, les Etats-Unis maintiennent leurs sanctions unilatérales et l'inscription de la Libye sur leur liste des «Etats qui soutiennent le terrorisme». Or, lancée dans des réformes économiques ambitieuses, la Libye a un besoin pressant d'investissements étrangers dans d'autres secteurs que les hydrocarbures. Particulièrement pour renouveler sa flotte aérienne.

Enfin, la volonté du colonel Kadhafi ­ «déçu» par les Arabes avec lesquels il «rompt définitivement» en octobre ­, de jouer un rôle en Afrique exige une vraie réconciliation avec la France, longtemps excédée par ses interventions au Tchad. Last but not least, le leader libyen a sans doute une autre préoccupation en tête : préparer sa succession, au profit de son fils Saïf al-Islam. Et donc être tranquille sur les autres fronts.

Jos

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