Le chef de la diplomatie libyenne,
Mohamed Abderrahmane Chalgam est le premier dignitaire libyen
de son rang à se rendre en Grande-Bretagne depuis l'arrivée
au pouvoir du colonel Mouammar Kadhafi, en 1969. Cette visite
historique est l’occasion pour Londres d’annoncer
la venue de Tony Blair en Libye, «dès que possible»,
d’ici la fin de l’année selon le quotidien
économique Financial Times. Ce retour de la Libye dans
le giron international intervient après l'indemnisation,
l'an dernier, des familles des victimes britanniques de l'attentat
de Lockerbie (1988), mais elle consacre surtout les discrètes
négociations entamées en mars 2003 entre Tripoli,
Londres et Washington. Celles-ci se sont soldées, le
19 décembre dernier, par la tonitruante annonce de Tripoli
renonçant à son programme de développement
d'armes de destruction massive (ADM). Depuis, Américains
et Britanniques ont multiplié les bons points à
l’endroit du colonel Kadhafi qui recevait aujourd’hui
le Premier ministre italien Silvio Berlusconi. En attendant,
pétrole et avions de chasse sont au menu d’une
nouvelle donne en Méditerranée.
Londres a renoué des liens diplomatiques avec Tripoli
en 1999 en échange du jugement des deux Libyens accusés
dans l’attentat de Lockerbie. Mais aucun échange
diplomatique conséquent n’avait rompu la glace
depuis lors. Aujourd’hui, les rencontres entre Mohamed
Shalgam, Tony Blair et Jack Straw (secrétaire du Foreign
Office) servent de prélude à une visite à
Tripoli du Premier ministre britannique, «dès que
possible». Mais cette manifestation ostensible du réchauffement
diplomatique entre les deux pays officialise aussi le tournant
stratégique voulu aussi bien par Tripoli que par Washington.
En gage, après des années d’isolement et
de diatribes anti-américaines, La Libye ouvre ses arsenaux
aux experts de l'Agence internationale de l'énergie atomique
(AIEA) qui sont déjà sur place. Mouammar Kadhafi
rengaine son petit livre vert tandis que George W. Bush salue
le bon élève que Washington voulut un temps écraser
sous les bombes. Non seulement la Libye n’est plus infréquentable,
mais surtout elle entre sur l’échiquier américano-britannique
en Méditerranée, avec, en perspective, l’acquisition
du système militaire américain de contrôle
aérien ou de chasseurs britanniques Eurofighters, la
modernisation de son armée de l’air et le retour
des pétroliers américains.
Jack Straw le dit lui-même, la visite d’Abdel Rahman
Chalgham est «historique». «Une vraie percée»
diplomatique a renchéri l'invité libyen. «Nous
sommes maintenant en mesure d'établir une relation fructueuse
et bénéfique pour chacun» des deux pays,
a expliqué le chef de la diplomatie britannique au sortir
de l’entrevue de son homologue libyen avec Tony Blair,
mardi matin. Abdel Chalgham a remis une lettre du colonel Kadhafi
au Premier ministre britannique dont la visite en Libye va être
programmée prochainement. «Nous sommes tombés
d'accord ce matin sur le fait que la coopération sera
développée pour résoudre les questions
encore en suspens concernant le meurtre de la femme policier
Yvonne Fletcher», a fait savoir Jack Straw. La mort d’Yvonne
Fletcher avait été invoquée comme motif
de la rupture diplomatique décidée par Londres
en 1984. La victime avait été tuée par
des balles tirées depuis l'intérieur de l'ambassade
de Libye à Londres, devant laquelle se déroulait
une manifestation. Avant d’effacer cette dernière
ombre au tableau diplomatique, Tripoli avait fait amende honorable,
de manière sonnante et trébuchante, en versant
2,7 milliards de dollars aux familles américaines et
britanniques des victimes de l'attentat contre l’avion
de la Pan Am qui a explosé au-dessus de la ville écossaise
de Lockerbie. Mais surtout, à l’issue de neuf mois
de négociations «secrètes» avec Londres
et Washington, Mouammar Kadhafi avait annoncé en décembre
sa volonté d'abandonner tout programme d'ADM.
Plus près de Washington, plus loin de Paris
A Londres, l’envoyé du colonel Kadhafi assure
que son pays «n'a jamais décidé de produire»
des armes de destruction massive (ADM), même si, dit-il,
«nous avons eu l'équipement, nous avons eu les
matières premières, le savoir-faire et les scientifiques».
Pour sa part, estimant que Kadhafi voulait «se sentir
important», le président égyptien Hosni
Moubarak avait affirmé en décembre qu'il savait
«personnellement» que la Libye ne possédait
pas d'ADM. Une pique lancée sans doute à la nouvelle
concurrence qui se dessine dans le pré-carré américain.
En tout cas, aujourd’hui, les experts occidentaux suggèrent
que Tripoli leur aurait remis les plans de construction de têtes
nucléaires achetés au père du programme
nucléaire pakistanais, Abdul Qadeer Khan, qui vient fort
opportunément de s’en excuser. Enfin, pour couper
court aux commentaires suggérant que la Libye a décidé
de sortir de «l’axe du mal» au vu de l’intervention
américaine en Irak, Abdel Rahman Chalgham affirme aussi
que cette décision «ne nous a pas été
imposée», expliquant que «nous voulons que
les Américains, les Britanniques nous aident. C'est plus
bénéfique pour nous». De son côté
Jack Straw salue «le pas courageux» de la Libye,
une annonce qui lui «a ouvert la voie à une réintégration
dans la communauté internationale» et qui devrait
«bénéficier à toute la région
et faire du monde un endroit beaucoup plus sûr».
Tandis que Londres exprimait son satisfecit, le chef du gouvernement
italien, Silvio Berlusconi, faisait escale à Syrte, pour
une entrevue avec le colonel Kadhafi.
Premier dirigeant occidental à se rendre en Libye depuis
le cadeau de Noël libyen concernant les ADM, Silvio Berlusconi
tient à ce que le colonel Kadhafi sache que «l'Italie
est un pays ami et qui désire le rester. Le passé
est loin». C’est du reste la deuxième fois
qu’il fait le voyage en quinze mois et aujourd’hui,
il s’agissait notamment de discuter de questions purement
bilatérales en forme de marchandages. A la Libye qui
lui réclame des dommages et intérêts pour
la période d'occupation italienne (1934-1945), Silvio
Berlusconi fait en effet valoir les quelque 850 millions d'euros
de créances qu’elle doit à une centaine
d'entreprises italiennes, mais aussi le problème de l'immigration
clandestine, Rome accusant Tripoli d'être la plaque tournante
d’un trafic. Au passage, le chef du gouvernement italien,
proche allié de George Bush, se charge de vérifier
la réalité des engagements libyens concernant
les ADM. Une mission dont il attend visiblement qu’elle
lui rapporte autant, sinon plus, qu’elle lui coûte.
Silvio Berlusconi a d’ailleurs déjà promptement
revendiqué un rôle dans la décision de désarmement
libyenne. Il milite désormais en faveur d’un partenariat
sécuritaire privilégié entre l'Otan et
les pays de la Méditerranée et annonce que la
Libye est favorable à ce projet dont l’objectif
serait de «renforcer et améliorer les relations
politiques et militaires avec Israël et certains pays arabes».
La Libye a déjà participé à des
tractations à Paris, fin décembre, avec Israël.
Et, le 6 février, des entretiens tripartites ont à
nouveau réuni à Londres des officiels britanniques
et libyens ainsi qu’une délégation américaine
conduite par le secrétaire d'Etat adjoint Bill Burns.
A la veille de la visite du chef de la diplomatie libyenne en
Grande-Bretagne, les Américains ont répété
que leurs bonnes dispositions seraient fonction des actes de
la Libye concernant les fameuses ADM. En échange, ils
prévoyaient l'ouverture d'une section des intérêts
américains à Tripoli ou un assouplissement de
l'interdiction faite aux Américains de se rendre en Libye.
Au même moment, sept parlementaires américains
se retrouvaient à Tripoli sous la houlette du député
républicain Curt Weldon. Une première depuis la
rupture diplomatique de 1981, dans l’intention de «rechercher
l’établissement de relations officielles entre
les deux pays et le retour en Libye des entreprises américaines»,
selon Curt weldon. Les compagnies pétrolières
américaines seront sans nul doute les premières
à revenir.
Longtemps, Tripoli s’est efforcé de sauvegarder
des relations avec Paris, malgré l’attentat contre
le vol UTA. En changeant radicalement de cap, le colonel Kadhafi
change aussi de partenaires et de fournisseurs. Il semble préférer
désormais les Eurofighters de fabrication britannique,
allemande, espagnole et italienne plutôt que les Rafales
made in France.
Monique MAS
Article publié le 10/02/2004