Muammar Kadhafi, le Bédouin de Syrte qui rêvait
de prendre la tête d’un monde arabe unifié,
a renoncé à porter la révolution aux quatre
coins du monde et songe désormais à devenir le guide
des Etats unis d’Afrique et le porte-parole mondial de la
paix. Découverte tardive de la sagesse? Nouvelle provocation?
Ou ruse ultime de celui qui n’a pas oublié la leçon
des ancêtres: l’art de l’homme du désert,
c’est avant tout la survie...
De notre envoyé spécial en Libye
On le disait malade, fatigué, épuisé.
D’autres le croyaient vieilli, assagi. Repenti. Il avait
cessé de soutenir tous les mouvements de «libération»
de part le monde. Mis en veilleuse le maktab tsadir ath-twra,
le bureau d’exportation de la révolution. Fermé
le Mathaba du redoutable chef de ses «services»,
Moussa Koussa – un terrible organisme chargé de
la formation des révolutionnaires et des terroristes.
Accepté l’indemnisation des victimes de l’attentat
de Lockerbie (Ecosse, 1988, 270 morts) et de celui contre le
DC10 d’UTA (Niger, 1989, 170 morts dont 54 Français).
Même s’il n’en est peut-être pas coupable…
(lire l’interview de Pierre Péan, p. 11).
Il avait renoncé aux attentats. Champion de la lutte
contre Israël, il reconnaît maintenant de facto l’Etat
juif, promettant même d’indemniser ses anciens citoyens
juifs qu’il avait spoliés, expulsés (1).
Il vient, dans un geste sans précédent, d’abandonner
ses armes de destruction massive, sa bombe nucléaire,
ses vecteurs chimiques et biologiques.
Redoublant de sourires et de complaisances, sénateurs
français, congressmen américains, ambassadeurs,
hommes d’affaires de toutes nationalités se précipitent
donc en Libye. Flairant le pétrodollar, sentant le coup
politico-diplomatique, ils se bousculent pour serrer la main
de l’ancien pestiféré international, resté
dictateur national. Après trente-cinq ans de pouvoir
absolu, d’aventurisme rusé, de révolutions
ratées, de guerres perdues, «l’homme
le plus dangereux du monde, le chien enragé du Proche-Orient»
(Ronald Reagan), l’ennemi public n°1 de l’Occident
serait devenu un modèle, un exemple, un sage. L’anti-Saddam
Hussein…
Pourtant le vieux Bédouin rêve encore. Enfanté
il y a plus de soixante-deux ans sous une tente en peau de chameau
quelque part dans le désert libyen, Muammar Kadhafi,
l’illuminé, le visionnaire, n’a renoncé
à rien. Dernier enfant et unique fils d’une famille
d’éleveurs déshéritée, d’une
tribu bédouine mineure et négligée, le
«guide de la révolution» regarde toujours
les étoiles. Il boit encore du lait de chamelle, mange
sa viande, reçoit sous sa tente – il fuit les maisons,
leurs «pièces glacées et obscures et
d’autres chaudes et sales» (2) – et songe
toujours à un monde nouveau, meilleur. Pour lui en tout
cas. Et rien ni personne – pas même l’hyperpuissance
américaine – ne lui fera abdiquer son désir
de grandeur. Provocateur, imprécateur, il se prend toujours
pour un prophète.
A Syrte, au milieu de nulle part, là où le désert
vient directement mourir dans la mer, il a fait construire d’immenses
palais et un aéroport international. Kadhafi est ici
chez lui, à une vingtaine de kilomètres de son
lieu de naissance. Presque au centre du monde. C’est là,
à la date «historique» du 9 septembre 1999
– le 9-9-99 pour la légende – que Kadhafi
a fait transformer la vieille et poussive Organisation de l’Unité
africaine, l’OUA, en une nouvelle Union africaine. Une
UA censée bientôt rivaliser avec les puissances
de ce monde.
Assis au milieu de dizaines de chefs d’Etat africains
arrosés de pétrodollars, il trône. La Libye,
avec ses 6 millions d’habitants, produit le double d’or
noir de l’Algérie (30 millions d’habitants).
Il est entouré de poids lourds du continent, l’Algérien
Bouteflika, le Sud-Africain Mbeki, le Nigérian Obasanjo,
l’Ethiopien Zenawi qui feint d’ignorer son frère
ennemi, l’Erythréen Afeworki avec lequel, une fois
encore, il est au bord de la guerre. «Pauvre Bédouin
sans même certificat de naissance, qui mange sans se laver
les mains, ignore le goût de l’alcool et même
celui du Pepsi Cola», Kadhafi se prend maintenant
pour le leader des «Etats unis d’Afrique»:
«Je me suis endormi à côté de
4 millions de Libyens, je me suis réveillé à
côté de 400 millions d’Africains.»
Depuis qu’il a renoncé à ses rêves
d’unité arabe, claqué la porte de la Ligue,
il veut être le roi de son continent. C’est-à-dire
le maître du monde. Bientôt. Car, il l’a écrit
dans son «Livre vert», après la domination
de la race jaune puis blanche «arrive maintenant la
prédominance de la race noire». Kadhafi a
convoqué à Syrte, ce printemps 2004, un sommet
extraordinaire de l’Union africaine. Drapé d’un
boubou orné de portraits des pères fondateurs
africains, il tente de convaincre ses homologues dont beaucoup
sont comme lui d’anciens militaires putschistes. Il tente
de les persuader de renoncer à leurs «coûteuses
et inutiles» armées nationales mais qui les
ont parfois propulsés puis maintenus au pouvoir…
Purement et simplement, il veut les remplacer par une force
africaine unique. «Si nous ne sommes pas forts, nous
deviendrons des proies faciles. S’il y a un vide sur le
continent, le colonialisme reviendra», argumente-il.
A voix haute, il songe de nouveau à une bombe nucléaire
détenue par une puissance noire. Assis à côté
de son ami italien Romano Prodi, le chef de la Commission européenne,
Kadhafi leur assure que l’Afrique «possède
les possibilités matérielles d’avoir la
même puissance que l’Europe ou que les Etats-Unis»…
Longuement mais sans succès, il plaide pour son nouveau
rêve. Quelques «frères» africains bâillent.
D’autres louchent sur les amazones de Kadhafi, ces belles
jeunes filles en treillis de camouflage et chaussures à
talon de sa «garde rapprochée». Nonchalantes,
elles déambulent dans la salle, regard professionnel,
à l’affût, apparemment équipées
de leurs seules armes naturelles et protubérantes. Des
malabars discrets assurent la véritable sécurité.
Dans les gradins, un groupe de jeunes endimanchés, sévèrement
encadrés, incarne «les masses». Ils applaudissent
mollement leur leader, scandent sans conviction des slogans
préfabriqués et poussifs: «Africa! Panafrica!»
Hier pour le monde arabe, aujourd’hui pour l’Afrique,
le Guide reste dévoré par une frénésie
fusionnelle. Pour lui, seule l’unité pourra réconcilier
l’homme arabe avec «ses valeurs»,
c’est-à-dire celles de son environnement désertique
d’origine. Kadhafi hait toujours la ville: «Elle
est cauchemar et non joie, écrit-il dans une nouvelle.
[…] Elle hurle, pousse des cris, klaxonne, elle assourdit.
[…] J’ai péché contre moi-même
en entrant en ville, de mon plein gré.» Le
vieux Bédouin reste nomade: à deux ou trois reprises,
et au grand désarroi de ses urbains ministres de Tripoli,
il a voulu déménager la capitale libyenne. Dans
une petite ville côtière ou plus loin encore: dans
une oasis. On raconte même que, découvrant qu’un
de ses chefs du gouvernement gérait toujours les affaires
depuis Tripoli, le «leader» a fait raser son bureau.
Au bulldozer. Et du jour au lendemain, pour l’an 2000,
celui qui officiellement n’occupe aucun poste officiel
a aussi fait supprimer 14 de ses 21 ministères…
Kadhafi reste un Bédouin solitaire, un Arabe.
Kadhafi reste fidèle à lui-même. Ce sont
les autres, c’est le monde qui a changé. Lui a
gardé ses convictions. «La Libye n’a
jamais été isolée du reste du monde. Au
contraire, c’est la Libye qui s’est isolée
par sa volonté de rester solidaire des autres, pour défendre
des causes auxquelles elle a cru. Pour défendre, par
exemple, la cause de Mandela, combattre les racistes blancs
et le régime de l’apartheid, soutenir la cause
palestinienne et le triomphe de la révolution en Amérique
latine contre la dictature, l’oppression et l’injustice»,
déclare, devant le Congrès annuel du Peuple (à
Syrte, évidemment), le leader de la révolution.
Il justifie sa politique révolutionnaire passée,
explique aussi son virage, ses ouvertures... «Nous
nous sommes rendu compte que nous nous étions causé
beaucoup de tort en nous isolant. Nous avons beaucoup exagéré.
Mandela a pardonné aux Blancs. Yasser Arafat et les Palestiniens
ont engagé des négociations avec les Israéliens.
L’IRA a entrepris un dialogue avec Londres. Nous ne pouvons
pas être plus royalistes que le roi.» Après
avoir porté le fer, la révolution aux quatre coins
du monde, Kadhafi se voit aujourd’hui en leader mondial
de la paix. Soulignant que la Libye «s’est débarrassée
volontairement, sans aucune pression, de ses programmes d’armes
atomiques», il appelle les Etats-Unis, la France,
la Russie, le Pakistan, la Chine et tous les pays nucléarisés
à «suivre son exemple». Sur la route
entre Syrte et Tripoli, les batteries antiaériennes déployées
face à la mer après le bombardement américain
de 1986 (qui tua la fille adoptive du Guide, âgée
de 15 mois) n’attendent plus l’ennemi.
Ce n’est pas Kadhafi, ce musulman pieux et rigoriste
mais ennemi juré des islamistes, qui s’est converti.
Ce sont les Américains et leurs supplétifs britanniques
qui ont changé. Le 11 septembre 2001, lorsque les deux
tours du World Trade Center et une partie du Pentagone sont
partis en poussière, ils ont compris que leur ennemi
n°1 n’était pas l’amir al-mouminin,
le «commandeur des croyants» Muammar Kadhafi. Mais
un certain Oussama Ben Laden. Et ils se sont alors peut-être
souvenus qu’ils avaient tenté de faire assassiner
le leader libyen à au moins deux reprises (1986 et 1996)
en utilisant ses opposants islamistes (lire encadré
p. 10). Les Anglo-Saxons se sont sans doute aussi rappelés
comment ils avaient «étouffé» le premier
mandat d’arrêt international émis contre
Ben Laden, lancé dès 1998 via Interpol par la
Libye. Washington et Londres ont sans doute pensé ce
jour-là qu’ils n’aimeraient pas voir leur
ennemi de Tripoli renversé par les fondamentalistes musulmans
libyens proches d’Al-Qaida.
Dans les années 1980, les années Reagan, Kadhafi
était le Saddam Hussein de Washington. Le directeur de
la CIA d’alors, William Casey, avait dressé le
portrait psychologique d’un dangereux exalté à
éliminer: «A cause des conditions spéciales
de son enfance, Kadhafi a intégré d’une
façon exagérée les traits bédouins
d’idéalisme naïf, de fanatisme religieux,
de fierté exacerbée, d’austérité,
de xénophobie et de susceptibilité.»
Fils de berger nomade, humilié pendant sa scolarité,
il a développé un intense dédain pour les
élites, une adhésion rigide aux manières
bédouines et une forte identification avec les opprimés.
Il cherche à restaurer la pureté et la simplicité
qui selon lui existaient autrefois dans le monde arabe. Conséquence:
«Sa propre rébellion contre l’autorité,
son soutien aveugle aux causes rebelles dans le monde entier
(3).»
Ce n’est pas Kadhafi qui a changé. Ce sont ses
enfants, particulièrement l’un de ses fils, qui
l’ont fait «évoluer». «Seif
al-Islam [le Glaive de l’Islam] a sur le Guide
une influence déterminante», confie sous le
sceau du secret un haut responsable libyen. Choukri Mohamed
Ghanem, le nouveau Premier ministre, nommé en 2004, économiste
formé en Occident, est l’allié de ce fils
de Kadhafi. Son ami. Diplomate libyen à Vienne, il chaperonna
le jeune homme, qui étudiait dans la succursale autrichienne
d’une business school américaine après
avoir été refusé un peu partout. Notamment
par la France... C’est lors de ce séjour autrichien
que ce fils fantasque de Kadhafi devint l’ami du sulfureux
Jörg Haider. Nouveau dauphin putatif du leader, Seif est
l’officieux représentant de son père à
l’Ouest mais aussi le porte-parole auprès du Guide
des jeunes, majoritaires en Libye (60% de moins de 20 ans).
Une génération mal intégrée, qui
se moque des luttes de libération des années 1970,
qui, imprégnée d’Occident, élevée
à l’internet, nourrie à la télé
satellite, rêve de voyager, commercer, consommer. Champions
de la débrouille, les «jeunes révolutionnaires»
n’aiment rien de plus que de se rendre en ferry dans l’île
voisine de Malte pour le sexe et l’argent.
Car Kadhafi, le dictateur-nomade, ne s’est jamais résolu
à enfermer son peuple derrière ses frontières.
Alors «l’Etat des masses» a dû évoluer.
En 1988, l’interdiction du commerce privé est levée.
On peut louer aujourd’hui une voiture à Tripoli,
sérieuse entorse au «Livre vert»: «Nul
ne peut posséder de voiture de location car cela aboutirait
à se rendre maître des besoins d’autrui.»
La libéralisation n’est qu’économique.
Premier «repenti international», Kadhafi n’entend
tout de même pas faire évoluer politiquement son
régime fondé sur la répression et l’achat
du peuple grâce aux pétrodollars. Les routes restent
entrecoupées de barrages de police. Partout des informateurs
rapportent faits et gestes des uns et des autres. Le leader
n’entend pas changer sa philosophie politique, renoncer
à sa «troisième théorie universelle»
entre capitalisme et socialisme, à «l’ère
des masses», à sa «démocratie
populaire directe». Un régime politique qui
lui convient d’autant plus qu’il exclut les élections
libres, qu’il juge «antidémocratiques».
Kadhafi n’a pas changé à cause de la politique
de «démocratisation» du monde arabe de Washington.
La guerre en Irak, l’arrestation de Saddam n’ont
fait qu’accentuer un virage amorcé dès 1988
par une perestroïka à la libyenne. Il avait alors
livré les deux suspects de l’attentat de Lockerbie
en échange de la fin de l’embargo des Nations unies.
Mais il n’a pas obtenu la levée des sanctions américaines.
«Avec la fin de la guerre froide, la disparition de
l’URSS, les Etats-Unis sont devenus les maîtres
du monde. Nous ne pouvions rester seuls, isolés. A l’étranger,
nous étions assimilés à des terroristes»,
se souvient, amer, un homme d’affaires libyen. Avec la
montée de la rébellion islamique, le colonel a
senti son régime vaciller. Pour financer son Etat-providence,
ses innombrables et inutiles fonctionnaires, subventionner les
produits de première nécessité, acheter
les tribus, la paix sociale et politique, il a besoin des revenus
du pétrole. Qui alors s’effondrent, plongeant de
20 milliards de dollars en 1981 à 5 milliards en 1986,
à cause de l’embargo et du manque d’investissements.
La guerre en Irak accélère les «réflexions»
du colonel. «Kadhafi a compris la leçon de
Saddam, assure un jeune homme d’affaires libyen bien
introduit. Il a eu peur. Il était terrorisé,
terrifié à l’idée d’être
le prochain sur la liste. C’est pour cela qu’il
a changé. On le sait, affirme-t-il dans l’anonymat
d’un hammam. Nous n’avons pas souffert à
cause de l’embargo mais à cause de la folie de
notre dirigeant. C’est un dingue. Il a mis des bombes
dans des avions, tué des gens. Et maintenant nous devons
payer des compensations pendant que le peuple vit dans la misère.
Ne citez pas mon nom, implore ce jeune businessman. Ils
me tueront. Ma famille disparaîtra. Ici c’est une
dictature terrible. On ne peut pas parler. C’est dangereux.
Très dangereux.»
Un haut responsable du régime réclame aussi l’anonymat.
«Quand Kadhafi a vu ce qui était arrivé
à Saddam Hussein, raconte-il, et alors qu’il
savait que le dictateur irakien n’avait pas d’armes
de destruction massive, il a jugé plus prudent de se
débarrasser des nôtres. D’autant plus que
personne ne savait vraiment à quoi elles pouvaient servir…
Car nous n’allions tout de même pas bombarder l’Amérique!»
Recordman de longévité avec ses trente-cinq ans
au pouvoir, le colonel l’a reconnu lui-même, devant
le Congrès annuel de Syrte, dans une allusion à
l’Irak: «Une bonne gouvernance dévouée
et sincère est celle qui n’engage pas les peuples
dans des aventures risquées pouvant s’achever de
manière catastrophique.» L’art de l’homme
du désert, c’est avant tout la survie.
JEAN-BAPTISTE NAUDET
(1) Victimes de pogroms (140 morts en 1945), les juifs
de Libye (38000 en 1948) fuient par milliers le pays après
l’indépendance. Après la guerre des Six-Jours
(1967), ils ne sont plus que 7000. Avec la prise de pouvoir
de Kadhafi en 1969, toutes leurs propriétés sont
confisquées. La dernière juive vivant en Libye,
Esmeralda Meghnagi, est morte en février 2002, marquant
l’extinction d’une des plus anciennes communautés
juives du monde (iiie siècle av. J.-C.). Source: The
Jewish Virtual Library.
(2) «Escapade en enfer... et dix autres nouvellesd’un
écrivain nommé Mouamar Kadhafi », présenté
par Guy Georgy, Favre, Genève, 1996.
(3) «Manipulations africaines. Qui sont les vrais coupables
de l’attentat du vol UTA 772?», par Pierre Péan,
Plon, 2001.