par Pierre Péan*
Pour le journaliste écrivain, en septembre 1989, au moment
de l’attentat, plus aucun contentieux entre la France et
la Libye ne justifie cette action terroriste
Le Nouvel Observateur. – Avec l’indemnisation
par la Libye des victimes de l’attentat du DC10 d’UTA,
la thèse officielle, celle de la culpabilité de
Tripoli, triomphe?
Pierre Péan.– Pour moi, le fait
que les Libyens paient des indemnités ne change pas mon
opinion: je pense toujours que l’Etat libyen n’est
pas le commanditaire de cet attentat, Kadhafi n’en a pas
donné l’ordre. Cette indemnisation des victimes,
c’est un troc de Bédouin. Kadhafi a accepté
de payer pour rentrer dans le concert international parce qu’il
respecte les plus forts. Conclure que payer, c’est reconnaître
sa culpabilité voudrait dire que Kadhafi a subitement été
imprégné par les lumières, qu’il est
devenu rationaliste. C’est évidemment faux. Ce n’est
pas comprendre et le personnage et le système. Pour un
esprit occidental, payer, c’est reconnaître. Eh bien
non. Les étrangers veulent qu’on reconnaisse? C’est
le ticket d’entrée? On paie le ticket d’entrée.
Si je crois que le Guide n’est pas le commanditaire de l’attentat,
je ne parierai toutefois pas un dinar sur le fait qu’il
n’y a pas un Libyen dans le coup. Ils sont tellement tordus!
N. O. – C’est-à-dire?
P. Péan. –Ils sont prêts à
tout pour obtenir ce qu’ils veulent. Leur coup le plus fort
a été de renoncer à des armes de destruction
massive qu’ils n’avaient pas pour faire plaisir à
Washington. Ils avaient bien deux ou trois trucs, mais on était
très loin de la destruction massive.
N. O. – Qu’est-ce qui vous fait
penser que la Libye n’est pas impliquée au niveau
de l’Etat dans cet attentat?
P. Péan. – Ce qui m’a choqué
au départ, c’est d’imaginer qu’un homme,
en l’occurrence Apollinaire Mangatany, soit assez con pour
partir en avion avec une valise piégée et se faire
exploser. Or c’est sur ce point que repose tout le dossier.
Deuxième chose: même pour les esprits irrationnels
que sont les Libyens, quand ils envoient une flèche, ils
ont en général une bonne raison. Or on peut chercher,
dans cette histoire-là, à la date où ça
se passe il n’y a pas de mobile. Le contentieux entre la
France et la Libye est apuré. François Mitterrand
m’a demandé – ce devait être en 1992
– de lui raconter mon enquête. Il m’a écouté
avec grand intérêt. Et m’a seulement dit une
phrase: «Depuis le début de cette histoire, il y
a quelque chose qui me choque, c’est qu’il n’y
a pas de motif, pas de raison à cetattentat.» Mais
ce qu’il y a de terrible avec les Libyens, c’est que,
des années plus tôt, ils ont bien monté des
attentats contre un avion français, y compris un contre
un avion du même vol UTA 772. Mais ils avaient alors des
raisons d’en vouloir à la France alors qu’en
septembre 1989 Paris et Tripoli avaient apuré leur contentieux.
N. O. – Vous avez d’autres arguments?
P. Péan.– Tout le dossier est basé
sur deux choses: le témoignage de Bernard Yanga, un ami
du poseur de bombe. Et Bernard Yanga, qui le connaît? On
sait surtout que ce type n’est pas crédible un instant.
Qu’il a raconté des versions successives pour arriver
à la bonne, c’est-à-dire celle d’aujourd’hui,
celle du juge Bruguière, chargé de l’enquête.
J’ai rencontré les meilleurs amis de Bernard Yanga.
Et ce que Yanga leur avait dit ne correspond absolument pas à
ce qui est dans le dossier du juge Bruguière. Mais le point
le plus important, c’est l’histoire du timer qui fait
exploser la bombe. D’abord c’est un Américain
du FBI, qui sera suspendu en 1997, qui, chance extraordinaire,
réussit à trouver deux ans après, sur 50
kilomètres carrés, un tout petit bout de timer,
permettant d’attribuer l’attentat aux Libyens. Sauf
que cette formidable preuve, ni la DST ni le patron du laboratoire
de la Préfecture de Police n’y croient. Ce dernier
dit que ce petit bout-là n’appartient pas au timer
qui était dans le DC10. Et que ce n’est pas un timer
de ce type qui a fait exploser le DC10. Autrement dit, la preuve
formelle est contestée par les meilleurs experts. On pourrait
continuer, mais pour résumer: 1) il n’y a pas de
motif; 2) le témoin n° 1 n’est pas crédible;
3) la preuve n’existe pas. Maintenant, qui a monté
cet attentat? Pourquoi? Et comment? J’ai quelques idées.
N. O. – Lesquelles?
P. Péan.– Je dis, comme tous les
services secrets l’ont répété pendant
des années, que le commanditaire principal est iranien.
Téhéran a monté l’attentat, probablement
avec l’assentiment de la Syrie et avec des Palestiniens
qui étaient les porte-flingue des deux. Là, il y
a un motif: l’affrontement total entre Téhéran
et Paris au Proche-Orient, notamment au Liban, qui se livrent
une guerre secrète depuis le début des années
1980. Son point culminant est l’affaire des otages du Liban.
La France fait des promesses pour obtenir leur libération
en 1988 et ne les tient pas, notamment celle de libérer
Anis Naccache.
N. O. – Quelle est la raison pour laquelle
les Américains ne veulent pas incriminer l’Iran et
choisissent les Libyens?
P. Péan. – Il faut le contexte.
Dans la thèse américaine d’impliquer la Libye,
il y a aussi une logique: Kadhafi est le Saddam Hussein des années
1980. Washington veut l’abattre par tous les moyens. Les
Américains ont deux motifs: ils ne veulent pas à
ce moment-là une bataille frontale avec les Iraniens parce
qu’il y a encore des choses pendantes au sujet des otages.
Mais, en revanche, ils veulent la peau de Kadhafi. Et Kadhafi
en a tellement fait (les attentats à Dakar, les attentats
en Afrique et surtout le projet de faire sauter un DC10 d’UTA
en 1987) qu’il est facile de superposer des histoires. Les
Américains ont à ce moment-là des intérêts
tactiques et stratégiques à éliminer Kadhafi
et à ne pas vouloir affronter l’Iran. D’ailleurs
on trouve la trace des Américains partout, dès le
début à Brazzaville et au cours de l’enquête…
Ce qui me conforte dans l’idée que cette histoire
a été manipulée par les Américains,
qui ont fait en sorte de tout truquer pour qu’on n’arrive
pas jusqu’au véritable commanditaire.
N. O. – Pourquoi SOS-Attentats a épousé
la thèse de la culpabilité libyenne, jusqu’à
vous traiter d’agent libyen?
P. Péan. – Je veux espérer
que la présidente de SOS-Attentats a cru à cette
culpabilité. Mais on peut aussi penser que c’est
bien d’avoir un auteur, ça permet d’indemniser
les victimes. Et les victimes ont bien été indemnisées.
Je n’ai plus parlé parce que je ne voulais pas faire
capoter l’indemnisation. Mais je continue de penser que,
dans ma longue enquête, je me suis approché de la
vérité. Des gens importants de l’appareil
d’Etat français, de droite et de gauche, m’ont
d’ailleurs fait savoir au moment de la sortie de mon livre
(1) que je m’étais approché de la vérité,
mais que je ne pourrais jamais aller plus loin car je touchais
à un grand secret d’Etat.
Propos recueillis par MARION HEILMANN et JEAN-BAPTISTE
NAUDET
(1) «Manipulations africaines. Qui sont les vrais coupables
de l’attentat du vol UTA 772?», Plon, 2001.
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