victimes attentat

(jeudi 5 août 2004)

Attentat contre le DC10 d’UTA

«Kadhafi n’est pas le commanditaire»

par Pierre Péan*

Pour le journaliste écrivain, en septembre 1989, au moment de l’attentat, plus aucun contentieux entre la France et la Libye ne justifie cette action terroriste

Le Nouvel Observateur. – Avec l’indemnisation par la Libye des victimes de l’attentat du DC10 d’UTA, la thèse officielle, celle de la culpabilité de Tripoli, triomphe?
Pierre Péan.– Pour moi, le fait que les Libyens paient des indemnités ne change pas mon opinion: je pense toujours que l’Etat libyen n’est pas le commanditaire de cet attentat, Kadhafi n’en a pas donné l’ordre. Cette indemnisation des victimes, c’est un troc de Bédouin. Kadhafi a accepté de payer pour rentrer dans le concert international parce qu’il respecte les plus forts. Conclure que payer, c’est reconnaître sa culpabilité voudrait dire que Kadhafi a subitement été imprégné par les lumières, qu’il est devenu rationaliste. C’est évidemment faux. Ce n’est pas comprendre et le personnage et le système. Pour un esprit occidental, payer, c’est reconnaître. Eh bien non. Les étrangers veulent qu’on reconnaisse? C’est le ticket d’entrée? On paie le ticket d’entrée. Si je crois que le Guide n’est pas le commanditaire de l’attentat, je ne parierai toutefois pas un dinar sur le fait qu’il n’y a pas un Libyen dans le coup. Ils sont tellement tordus!
N. O.C’est-à-dire?
P. Péan. –Ils sont prêts à tout pour obtenir ce qu’ils veulent. Leur coup le plus fort a été de renoncer à des armes de destruction massive qu’ils n’avaient pas pour faire plaisir à Washington. Ils avaient bien deux ou trois trucs, mais on était très loin de la destruction massive.
N. O.Qu’est-ce qui vous fait penser que la Libye n’est pas impliquée au niveau de l’Etat dans cet attentat?
P. Péan. – Ce qui m’a choqué au départ, c’est d’imaginer qu’un homme, en l’occurrence Apollinaire Mangatany, soit assez con pour partir en avion avec une valise piégée et se faire exploser. Or c’est sur ce point que repose tout le dossier. Deuxième chose: même pour les esprits irrationnels que sont les Libyens, quand ils envoient une flèche, ils ont en général une bonne raison. Or on peut chercher, dans cette histoire-là, à la date où ça se passe il n’y a pas de mobile. Le contentieux entre la France et la Libye est apuré. François Mitterrand m’a demandé – ce devait être en 1992 – de lui raconter mon enquête. Il m’a écouté avec grand intérêt. Et m’a seulement dit une phrase: «Depuis le début de cette histoire, il y a quelque chose qui me choque, c’est qu’il n’y a pas de motif, pas de raison à cetattentat.» Mais ce qu’il y a de terrible avec les Libyens, c’est que, des années plus tôt, ils ont bien monté des attentats contre un avion français, y compris un contre un avion du même vol UTA 772. Mais ils avaient alors des raisons d’en vouloir à la France alors qu’en septembre 1989 Paris et Tripoli avaient apuré leur contentieux.
N. O.Vous avez d’autres arguments?
P. Péan.– Tout le dossier est basé sur deux choses: le témoignage de Bernard Yanga, un ami du poseur de bombe. Et Bernard Yanga, qui le connaît? On sait surtout que ce type n’est pas crédible un instant. Qu’il a raconté des versions successives pour arriver à la bonne, c’est-à-dire celle d’aujourd’hui, celle du juge Bruguière, chargé de l’enquête. J’ai rencontré les meilleurs amis de Bernard Yanga. Et ce que Yanga leur avait dit ne correspond absolument pas à ce qui est dans le dossier du juge Bruguière. Mais le point le plus important, c’est l’histoire du timer qui fait exploser la bombe. D’abord c’est un Américain du FBI, qui sera suspendu en 1997, qui, chance extraordinaire, réussit à trouver deux ans après, sur 50 kilomètres carrés, un tout petit bout de timer, permettant d’attribuer l’attentat aux Libyens. Sauf que cette formidable preuve, ni la DST ni le patron du laboratoire de la Préfecture de Police n’y croient. Ce dernier dit que ce petit bout-là n’appartient pas au timer qui était dans le DC10. Et que ce n’est pas un timer de ce type qui a fait exploser le DC10. Autrement dit, la preuve formelle est contestée par les meilleurs experts. On pourrait continuer, mais pour résumer: 1) il n’y a pas de motif; 2) le témoin n° 1 n’est pas crédible; 3) la preuve n’existe pas. Maintenant, qui a monté cet attentat? Pourquoi? Et comment? J’ai quelques idées.
N. O.Lesquelles?
P. Péan.– Je dis, comme tous les services secrets l’ont répété pendant des années, que le commanditaire principal est iranien. Téhéran a monté l’attentat, probablement avec l’assentiment de la Syrie et avec des Palestiniens qui étaient les porte-flingue des deux. Là, il y a un motif: l’affrontement total entre Téhéran et Paris au Proche-Orient, notamment au Liban, qui se livrent une guerre secrète depuis le début des années 1980. Son point culminant est l’affaire des otages du Liban. La France fait des promesses pour obtenir leur libération en 1988 et ne les tient pas, notamment celle de libérer Anis Naccache.
N. O. – Quelle est la raison pour laquelle les Américains ne veulent pas incriminer l’Iran et choisissent les Libyens?
P. Péan. – Il faut le contexte. Dans la thèse américaine d’impliquer la Libye, il y a aussi une logique: Kadhafi est le Saddam Hussein des années 1980. Washington veut l’abattre par tous les moyens. Les Américains ont deux motifs: ils ne veulent pas à ce moment-là une bataille frontale avec les Iraniens parce qu’il y a encore des choses pendantes au sujet des otages. Mais, en revanche, ils veulent la peau de Kadhafi. Et Kadhafi en a tellement fait (les attentats à Dakar, les attentats en Afrique et surtout le projet de faire sauter un DC10 d’UTA en 1987) qu’il est facile de superposer des histoires. Les Américains ont à ce moment-là des intérêts tactiques et stratégiques à éliminer Kadhafi et à ne pas vouloir affronter l’Iran. D’ailleurs on trouve la trace des Américains partout, dès le début à Brazzaville et au cours de l’enquête… Ce qui me conforte dans l’idée que cette histoire a été manipulée par les Américains, qui ont fait en sorte de tout truquer pour qu’on n’arrive pas jusqu’au véritable commanditaire.
N. O. Pourquoi SOS-Attentats a épousé la thèse de la culpabilité libyenne, jusqu’à vous traiter d’agent libyen?
P. Péan. – Je veux espérer que la présidente de SOS-Attentats a cru à cette culpabilité. Mais on peut aussi penser que c’est bien d’avoir un auteur, ça permet d’indemniser les victimes. Et les victimes ont bien été indemnisées. Je n’ai plus parlé parce que je ne voulais pas faire capoter l’indemnisation. Mais je continue de penser que, dans ma longue enquête, je me suis approché de la vérité. Des gens importants de l’appareil d’Etat français, de droite et de gauche, m’ont d’ailleurs fait savoir au moment de la sortie de mon livre (1) que je m’étais approché de la vérité, mais que je ne pourrais jamais aller plus loin car je touchais à un grand secret d’Etat.

Propos recueillis par MARION HEILMANN et JEAN-BAPTISTE NAUDET

(1) «Manipulations africaines. Qui sont les vrais coupables de l’attentat du vol UTA 772?», Plon, 2001.

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