Pierre
Prier.
[24 novembre 2004]
Les murs de Tripoli annoncent la couleur : en
accueillant pour la première fois un président français,
Muammar Kadhafi reçoit un égal en ferveur révolutionnaire.
Sur des affiches de huit mètres de haut, des gravures d'époque
illustrent les principaux événements de 1789, accompagnées
de légendes en français et en arabe : «La
prise de la Bastille par les révolutionnaires français»
ou, commentant le serment du Jeu de paume : «La liberté
en premier.» Plus loin, une autre affiche montre un drapeau
tricolore et un drapeau vert libyen enlacés. Elle salue
«la rencontre des pionniers» entre «la première
République» et «la première Jamahiriya»,
le néologisme libyen désignant la «République
des masses». Kadhafi se pose en continuateur : ici, selon
le dogme, la démocratie a franchi un pas de plus puisque
c'est le peuple qui gouverne, avec Muammar Kadhafi comme Guide.
Ces fières déclarations envoient
un signal : après avoir donné beaucoup de gages
à la communauté internationale, l'ex-«Etat
paria» n'entend pas jeter son idéologie avec l'eau
du bain. Un exercice difficile pour le Guide, qui tente de sauver
les acquis tout en réformant de l'intérieur un système
vieilli. Son premier ministre, Choukri Ghanem, formé aux
Etats-Unis, a annoncé récemment la fin progressive
de la subvention des produits de base, de l'électricité
à la farine, en échange du doublement de salaires,
tandis que le pays étend son empire financier à
l'étranger, à travers des holdings gérés
par Seif el-Islam, le fils aîné de la deuxième
femme du Guide.
Mais ce dernier, qui à 63 ans peut compter sur la durée,
se réserve la grandeur. Recevant sous une tente plantée
au milieu des hauts murs d'une caserne de Tripoli, un troupeau
de chameaux paissant tranquillement à quelques mètres,
Kadhafi demande son dû. Coiffé du bonnet noir traditionnel,
enveloppé dans un long manteau d'hiver marron, le Guide
reprend ses marques, argumentant posément, loin du personnage
hiératique qu'il compose parfois pour les caméras.
Le discours est pragmatique. Muammar Kadhafi enterre sans fleurs
ni couronnes des ambitions nucléaires dont il reconnaît
volontiers qu'elles posaient plus de problèmes qu'elles
n'apportaient de solutions. Mais il attend de recevoir le prix
de sa collaboration au nouvel ordre mondial : un blanc-seing pour
son système politique. Ses allusions à la Syrie
ou même à l'Irak de Saddam Hussein sont assez claires
: dans la région, les Etats forts restent à ses
yeux un rempart contre le développement du fondamentalisme
musulman, terme qu'il n'utilise pas lui-même, lui préférant
toujours l'expression «idéologie terroriste».
Une formule qui, pour lui, englobe les djihadistes internationaux
aussi bien que certains Etats, en qui tout le monde reconnaîtra
certaines monarchies du Golfe, dont l'inimitié avec la
Libye n'est pas un secret.
Maintenant qu'elle est revenue dans le concert
des nations et qu'elle a renoncé à la bombe, plaide
Kadhafi, la Libye doit retrouver tous les moyens de sa puissance,
sous protection internationale. Elle doit aussi se voir reconnaître
un rôle d'acteur prépondérant sur le continent
africain. Sur ce terrain, Muammar Kadhafi n'hésite pas
à s'interroger sur la présence militaire française
en Afrique, à la veille de la visite de Jacques Chirac.
Et à opposer sa propre carte de la Méditerranée,
qui ne correspond pas vraiment à celle du processus de
Barcelone.
LE FIGARO. – Qu'est-ce
qui vous a poussé à renoncer brusquement à
votre programme d'armes nucléaires et chimiques ?
Muammar KADHAFI. –
J'ai déjà expliqué cette décision
devant le peuple libyen et devant le monde entier. Ce programme
avait été entamé il y a longtemps. A l'époque,
la mode était à la course à l'armement. Chaque
Etat se pavanait avec ses armes de destruction massive. Mais depuis,
le monde s'est développé, les coalitions ont changé,
la mappemonde a changé. De nouveaux défis sont apparus.
Nous avons donc dû reconsidérer notre programme.
Nous nous sommes dit : si un pays comme la Libye fabrique la bombe
atomique, que veut-il en faire ? En outre, la Libye risquait de
s'engager dans une production d'armes qui n'était pas de
son niveau. Car ce genre d'armement nécessite une base
solide, une grande connaissance technologique, des vecteurs. Et
ces moyens eux-mêmes doivent être protégés.
Et puis, dans quel domaine utiliser cette arme, sur quel théâtre
de combat ? En fait, je pense que cette question se pose à
tous les pays producteurs d'armes nucléaires. Chacun de
ces pays se dit : où puis-je utiliser cette arme que je
possède ? Et puis nous, nous n'avons pas d'ennemi assez
défini pour que nous puissions nous dire : «Nous
allons utiliser cette arme contre lui.» Enfin, notre programme
nucléaire a provoqué la crainte chez nos voisins.
Donc, la meilleure décision, la décision la plus
courageuse, c'était de le démanteler.
Qu'avez-vous
obtenu en échange ?
A vrai dire, nous avons été un peu déçus
par la réaction de l'Europe, des Etats-Unis, du Japon.
Ils n'ont pas vraiment récompensé la Libye pour
sa contribution à la paix internationale. Et nous sommes
encore dans l'expectative. Si nous ne sommes pas récompensés,
d'autres pays ne vont pas suivre notre exemple et démanteler
à leur tour leur programme. Quand nous nous sommes entretenus
avec la Corée du Nord, et l'Iran, qu'on soupçonne
d'avoir des programmes nucléaires, ils ont dit : «Mais
en ce qui vous concerne, quelle est la rétribution ? Qu'est-ce
que vous avez obtenu de la communauté internationale ?
Donc, pourquoi voulez-vous que nous démantelions notre
programme ?»
Quelles sont ces récompenses
que la Libye n'a pas obtenues ?
Par exemple : normalement, un pays qui se débarrasse de
ses armes de destruction massive devrait au moins obtenir des
garanties quant à sa sécurité nationale de
la part de la communauté internationale. Deu xiè
- mement, il faudrait peut-être aider ce pays à transformer
ce matériel militaire en matériel à usage
civil. Et lui donner la technologie pacifique en contrepartie
de son abandon de la technologie militaire.
Qu'entendez-vous
par des «garanties pour la sécurité nationale»
de la Libye ?
Je veux dire que tout pays qui abandonne de tels programmes doit
recevoir une garantie pour sa sécurité elle-même.
Par exemple, que la communauté internationale interdise
l'emploi de l'arme nucléaire ou chimique contre ce pays
qui a de sa propre initiative démantelé son programme.
Qu'elle lui fournisse des armes défensives pour se prévenir
contre tout danger.
L'Ouest compte
maintenant sur la Libye pour jouer un rôle dans la lutte
contre le terrorisme. Que pouvez-vous faire ?
En fait, je vois que ce problème n'est pas traité
de façon appropriée. Aujourd'hui, on mène
une sorte de course derrière le terrorisme, et parfois
une sorte de fuite en avant. Tuer quelqu'un par-ci, en arrêter
un autre par-là, écouter des conversations téléphoniques,
rechercher des dépôts d'armes, observer les déplacements
de personnes grâce à l'électronique, ce n'est
pas la meilleure façon de procéder. Cela ne mettra
jamais un terme au terrorisme. Car le terrorisme est idéologique,
et il y a une base pour cette idéologie. Il faut d'abord
mettre un terme à cette idéologie du terrorisme.
Comme vous le savez, il y a des institutions qui enseignent le
terrorisme. Il y a aussi des ordres, qu'on appelle les ordres
de derviches, ou bien ordres religieux, dans le monde islamique.
Ces ordres, ces systèmes-là, ce sont eux qui répandent
le phénomène terroriste, qui financent le terrorisme
en dehors de leur territoire pour éviter qu'il se retourne
contre eux. Et cette idéologie est encore là. On
l'enseigne. Il y a même des systèmes politiques qui
sont construits autour de ces idéologies. C'est l'une des
causes principales du terrorisme. L'autre cause, à mon
sens, ce sont les politiques occidentales. Elles sont contre les
régimes de libération dans les pays arabes et musulmans.
Et cela a suscité une réaction.
Par exemple ?
Je vais vous donner un exemple : en Afghanistan, il y avait un
régime politique progressiste. Ce régime avait demandé
l'assistance d'une puissance qu'il considérait comme alliée,
l'Union soviétique. C'était normal à l'époque.
L'Europe s'assurait la protection de l'Amérique parce qu'elle
considérait que l'Amérique était son alliée,
et qu'elle partageait la même idéologie. De la même
façon, de nombreux pays africains alliés de la France
font appel aux forces françaises. Le régime afghan
de l'époque s'était donc assuré de l'assistance
d'un allié. On a renversé ce régime. Quel
fut le résultat ? L'émergence des talibans et de
Ben Laden. Un autre exemple : le régime irakien. C'était
un régime très fort, laïc, mené par
un parti Baas qui était contre les orientations religieuses,
à tel point qu'on l'accusait d'athéisme. Ce régime
a empêché l'infiltration du terrorisme sur son territoire,
et même dans la sous-région. On l'a attaqué,
et ce rempart contre le terrorisme s'est effondré. D'où
cet afflux de terroristes de toutes parts. Et ils sont même
partis d'Irak vers d'autres régions. Voyez les combats
qui se déroulent actuellement au coeur de l'Arabie saoudite...
Si le régime irakien était encore là, les
terroristes n'auraient pas pu venir dans la région. En
même temps, les régimes réellement construits
autour d'idéologies terroristes étaient protégés,
on flirtait avec ces régimes, on les choyait, et c'est
ce qui a donné naissance au terrorisme. Et ces régimes
existent toujours. Quand on menace la Syrie, que veut-on ? Veut-on
que la Syrie devienne comme l'Irak, pour que les terroristes affluent
en Syrie de toutes parts ? Le Hezbollah, par exemple, ne peut
pas agir à partir de la Syrie pour libérer les hauteurs
du Golan. Parce que le régime syrien ne le permet pas.
Si on attaque la Syrie, le résultat sera d'étendre
le front du terrorisme.
Mais le Hezbollah opère quand même
à partir du Liban contre Israël, dans la zone disputée
des Fermes de Sheba.
Oui, mais justement, il ne peut pas travailler à partir
de la Syrie. Si on démantèle le régime syrien,
le Hezbollah va travailler en Syrie. On va entendre parler de
centaines de Zarqaoui et de Ben Laden.
Qu'entendez-vous
par «systèmes politiques construits autour du terrorisme»
? Parlez-vous d'Etats ?
Ceux qui mènent la guerre contre le terrorisme connaissent
bien ces régimes. Ils peuvent répondre à
ma place.
Al-Qaida et
les djihadistes internationaux peuvent-ils gagner la guerre ?
Si les deux causes que je viens de mentionner subsistent, évidemment,
ils vont gagner la bataille.
Et donc, quel peut être
l'apport de la Libye dans ce combat ?
L'idéologie de la Libye est radicalement opposée
au terrorisme. Il faut que ceux qui combattent le terrorisme com
- prennent bien le bien-fondé de l'idéologie libyenne.
Quel bilan
faites-vous de la vie de Yasser Arafat ? Comment voyez-vous l'avenir
des Palestiniens ?
Malgré des années de souffrances, Abou Ammar (NDLR
: le nom de guerre de Yasser Arafat) n'a pas pu trancher. Il tenait
le bâton par le milieu (NDLR : il cherchait à contenter
tout le monde), et il voulait le tenir ainsi jusqu'à la
fin de ses jours. Aujourd'hui, la main qui tenait le bâton
par le milieu est morte, et le bâton est tombé à
terre. Qui aura l'audace de le ramasser et de le tenir, soit par
un bout, soit par le milieu ? Ou bien le bâton restera-t-il
par terre ? On ne sait pas...
Avez-vous une
solution ?
Il n'y en pas d'autre en dehors de la thèse que je présente
dans mon Livre blanc : une solution historique et radicale, qui
va s'imposer, qu'on le veuille ou non. Ce petit territoire ne
peut supporter la présence de deux Etats, adversaires qui
plus est. Chacun des deux peuples considère que l'autre
partie lui appartient aussi. Les juifs considèrent que
la Cisjordanie est le coeur de la nation juive. Les Palestiniens
considèrent ce que l'on appelle actuellement Israël
comme la terre de leurs ancêtres. Donc l'établissement
d'un seul Etat est vraiment la véritable solution. Celui
qui considère la Palestine comme la terre de ses ancêtres
pourra y vivre, et celui qui la considère comme la terre
promise aussi. Cet Etat, on l'appellera «Isratine».
Il y a cinq
ans, vous aviez lancé l'idée des «Etats-Unis
d'Afrique», et créé à cette fin l'Union
africaine. Mais les Etats-Unis d'Afrique paraissent encore loin.
Etes-vous déçu ?
Pour dire la vérité, je ne suis pas totalement déçu.
Mais oui, je suis un peu déçu. Je vois que le train
a commencé à rouler, et personne ne peut l'arrêter.
Mais il ne va pas assez vite.
L'Union africaine peut-elle
mettre un terme aux guerres en Afrique, en particulier en Côte
d'Ivoire ?
S'il y a une défense commune, une force unique pour l'Afrique,
comme l'Euroforce pour l'Europe, cette force, en s'appuyant sur
les traités de défense commune, et placée
sous l'autorité du Conseil de paix et de sécurité
de l'Union africaine, pourra régler toutes les crises.
Ce qui importe pour moi, c'est de mettre un terme à toutes
les armées nationales en Afrique. Elles ne sont plus nécessaires.
Il faut que l'armée africaine unique les remplace. Toutes
ces armées sont derrière les conflits, les guerres,
les coups d'Etat, les putschs...
Selon vous,
la France a-t-elle encore un rôle militaire à jouer
en Afrique ?
Personnellement, je n'ai pas encore compris la raison de la présence
militaire de la France en Afrique. Qu'est-ce qu'elle veut y faire
? Notre voisin le Tchad, par exemple, a vécu un conflit
d'un quart de siècle. Je n'ai pas vu de rôle pour
les forces françaises. On ne comprend pas pourquoi elles
sont là. Et voyez ce qui se passe en Côte d'Ivoire
: je crains que cela n'ait une influence négative sur les
relations afro-françaises. Car il y avait une confiance
mutuelle entre l'Afrique et la France. Je crois que c'était
une erreur d'intervenir en Côte d'Ivoire. Maintenant, la
confiance a disparu.
La Libye va-t-elle se rapprocher
de l'Europe en intégrant le processus de Barcelone ?
Il reste plusieurs points d'interrogation. Nous n'avons pas compris
s'il s'agissait de coopération économique, de développement,
d'environnement, de faire de la Méditerranée un
lac de paix, ou bien s'il s'agissait d'un nouveau plan de colonisation
pacifique. Les pays européens colonialistes veulent-ils
récupérer leurs colonies à travers ce processus
de Barcelone ? Ou bien veulent-ils rendre service aux Israéliens,
les introduire dans la région sans régler le problème
palestinien ? La partie palestinienne, la partie israélienne,
les Turcs, voilà les responsables de cet assombrissement
du climat de Barcelone, parce qu'ils ne veulent pas dialoguer
démocratiquement et pacifiquement, mais par le truchement
des armes. Donc ils ne sont pas qualifiés pour s'asseoir
avec nous dans le cadre de Barcelone. Il faut les laisser en dehors
jusqu'à ce qu'ils règlent leurs problèmes.
En outre, ils appartiennent à la partie asiatique de la
Méditerranée. Confondre cette partie asiatique avec
la partie européenne ou la partie africaine, c'est de la
confusion, du charabia. Moi, je connais l'Union africaine et l'Union
européenne. Il y a la Méditerranée au milieu.
Donc, la Méditerranée devrait être un trait
d'union entre les deux. Si l'Europe veut dialoguer avec la partie
asiatique, elle peut créer un autre processus de Barcelone,
mais consacré aux Asiatiques. Mais ce ne sera pas notre
Barcelone à nous. Et que l'Afrique fasse de même.
Qu'elle trouve une autre Barcelone pour discuter avec l'Asie.
L'adhésion
de la Libye reste-t-elle à l'ordre du jour ?
Oui, mais il faut que le peuple libyen puisse voir les avantages
de cette adhésion. Adhérer, est-ce simplement rendre
service au néocolonialisme ? Et avec l'apparition de l'Union
africaine, il y a une nouvelle donne. L'Union africaine n'acceptera
jamais que l'on découpe l'Afrique du Nord pour l'adjoindre
à l'Europe. Pourquoi ne pas coopérer entre les deux
entités, l'Union africaine et l'Union européenne,
à travers la Méditerranée ?
Quelle leçon
tirez-vous de la réélection de Bush ?
C'est avec lui que la Libye s'est mise d'accord pour le démantèlement
de nos armes de destruction massive. Nous lui avons soumis une
proposition constru - ctive, et c'est lui qui s'est engagé
à récompenser la Libye pour cette démarche.
C'est pourquoi nous, Libyens, nous considérons que la réélection
du président Bush est dans notre intérêt.
Si l'on fait abstraction de ce qu'il se passe en Palestine ou
en Irak, évidemment.
Quelles relations
souhaitez-vous entretenir avec la France ?
Comme vous le savez, les relations n'ont jamais été
rompues, comme ce fut le cas avec la Grande-Bretagne, les Etats-Unis
et d'autres pays voisins. Rien n'a obscurci l'histoire des relations
franco-libyennes, à part le problème tchadien, qui
appartient au passé. Le président Chirac a pris
des positions très positives, que nous saluons, sur le
problème palestinien, sur la guerre contre l'Irak. Et puisque
la France a une sorte d'obligation de présence en Afrique,
et puisque la Libye est un pays majeur en Afrique, qui peut l'influencer,
comme elle l'a fait du temps des mouvements de libération
et comme elle le fait maintenant à travers l'Union africaine,
nos deux pays peuvent conjuguer leurs efforts pour aider l'Afrique.
C'est ce que j'appelle de mes voeux, et c'est peut-être
là-dessus que nous allons tomber d'accord avec le président
Chirac. La France est un pays qui mène l'Union européenne,
et la Libye est un pays qui mène l'Union africaine. Les
deux Etats peuvent travailler dans l'intérêt de l'Union.
Viendrez-vous
en visite en France ?
Personnellement, j'y pense. Je n'ai pas d'objection.
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