Kaddafi
voulait parler politique et son hôte français de
parts de marché. Finalement, les deux hommes ne se sont
pas si mal entendus.
Les 24 et 25 novembre, lors de sa visite à
Tripoli - la première d'un chef d'État français
-, Jacques Chirac n'a pas eu droit à un accueil populaire
soigneusement organisé. Populaire, il l'est pourtant auprès
des Libyens, très sensibles à ses positions hostiles
à la guerre en Irak et à son soutien aux Palestiniens.
Les soins prodigués à Yasser Arafat dans un hôpital
de la région parisienne et les honneurs rendus au raïs
après sa mort ont également été appréciés.
Et puis, les compatriotes de Mouammar Kaddafi n'ont pas oublié
qu'en 1986, à l'époque où il était
le Premier ministre de François Mitterrand, son gouvernement
s'était opposé au survol du territoire français
par les chasseurs-bombardiers américains et britanniques
qui s'apprêtaient à frapper leur pays.
Privé de bain de foule, Chirac a dû se contenter...
d'une sévère bousculade, tant les responsables politiques
et les journalistes étaient nombreux dans les décombres
de la maison du « Guide », à la caserne de
Bab el-Azizia. Détruit par les F-16 il y a dix-huit ans,
l'édifice est depuis un lieu de passage protocolairement
obligé pour tout visiteur de Kaddafi. Invité à
signer le livre d'or, Chirac s'est contenté d'inscrire
son nom et la date du jour, au grand désappointement des
Libyens qui s'attendaient sans doute à davantage d'effusions.
Il ne s'est pas davantage hasardé à
des commentaires sur la situation des droits de l'homme dans le
pays ou le système politique libyen. Kaddafi lui avait
pourtant tendu une perche en présentant ledit système
« populaire » comme le successeur naturel du système
républicain dont la Révolution française
a été (avec l'américaine) la pionnière.
À la caserne de Bab el-Azizia, face à la tribune
officielle, deux panneaux avaient même été
disposés. Le premier montrait les drapeaux français
et libyen entremêlés, avec cette inscription en français
et en arabe : « La rencontre des pionniers, 2004 ».
Le second était une évocation de la prise de la
Bastille. Mais rien n'y a fait, Chirac est resté coi. Quelques
heures plus tard, lors du dîner officiel, il s'est borné
à offrir à son hôte un « souvenir personnel
» : les oeuvres complètes de Montesquieu, philosophe
français du XVIIIe siècle qui aurait, paraît-il,
nourri la pensée du « Guide » de la Jamahiriya.
Quelques heures avant l'arrivée de Chirac,
Kaddafi, qui manque rarement l'occasion d'une provocation, avait
confié au quotidien français Le Figaro que l'intervention
de l'armée française en Côte d'Ivoire lui
paraissait être une « erreur » et qu'il ne comprenait
pas les raisons de la présence militaire française
en Afrique. À Tripoli, on estime que le « Guide »
cherchait surtout à obtenir de Chirac la reconnaissance
de son rôle africain. Mais son interlocuteur s'est bien
gardé de relever. À Paris, le porte- parole du gouvernement
s'est borné à souligner que la France dispose en
Côte d'Ivoire d'un mandat onusien. Et que l'Union africaine
lui a apporté son soutien sans que la Libye s'y oppose.
Lors de l'un de leurs entretiens, Chirac a quand même proposé
à Kaddafi un « partenariat politique régulier
», dans le cadre duquel pourraient être évoqués
les crises africaines et le processus d'intégration euro-méditerranéen.
Deux thèmes sur lesquels les deux pays semblent osciller
entre rivalité et volonté de coopération.
Si le président français s'est
montré très discret sur toutes les questions politiques,
c'est que là n'était pas l'objectif de sa visite.
Comme tous les dirigeants européens (britanniques, belges,
espagnols et italiens) qui ont fait avant lui le déplacement
de Tripoli, il était avant tout en voyage d'affaires. Son
ambition : conquérir des parts de marché. Il est
vrai que la France n'est que le sixième fournisseur de
la Libye. Et que cette dernière, dont les recettes pétrolières
atteindront cette année plus de 15 milliards de dollars,
envisage d'investir quelque 30 milliards au cours des dix prochaines
années. « Le moment est venu de redonner à
la France les moyens de tenir sa place et son rang en Libye, de
répondre aux attentes de nos partenaires et à vos
propres attentes », a souligné Chirac devant les
représentants de la communauté française
en Libye.
À en juger par l'identité des chefs
d'entreprise qui accompagnaient le président français,
les secteurs d'activité prioritairement visés sont
l'énergie, les infrastructures, les télécommunications,
les transports, l'eau et l'environnement. Kaddafi a informé
Chirac de son désir de développer le nucléaire
civil. La France n'a pas exclu de coopérer à l'opération,
à condition que le programme soit placé sous le
contrôle de l'Agence internationale de l'énergie
atomique (AIEA). Ce ne devrait pas être pour demain, à
en juger par l'ampleur de la controverse suscitée par le
nucléaire civil iranien.
Parmi les projets concrets actuellement à
l'étude figurent ceux de Total, qui souhaite élargir
ses activités dans le secteur pétrolier et doubler
sa production dans un délai de cinq ans, d'Airbus, sur
les rangs aux côtés de Boeing dans la course au renouvellement
de la flotte aérienne libyenne, de Thales, intéressé
par la couverture radar du pays et la surveillance des côtes,
et de Lafarge, qui l'est par la privatisation du secteur cimentier.
Par ailleurs, après la levée de
l'embargo sur les armes qui frappait la Libye depuis 1992, la
France va-t-elle fournir à nouveau des Mirage à
Tripoli et assurer la maintenance de ceux qu'elle lui a vendus
dans les années 1970 ? La question a été
évoquée. En présence de Kaddafi et de Chirac,
le groupe Vinci a signé, le 24 novembre, un accord de coopération
avec une entreprise libyenne qui va lui permettre de développer
sa participation à la construction de la Grande Rivière
artificielle. Elle y collabore déjà depuis deux
ans.
« La Libye est un marché prometteur,
il faut y investir », a estimé Chirac à l'issue
d'une visite globalement positive. La preuve, le président
français s'est entretenu à trois reprises avec Kaddafi,
alors que deux rencontres étaient initialement prévues.
Pourtant, la concurrence s'annonce rude pour la France, comme
d'ailleurs pour l'Europe dans son ensemble. Les États-Unis
sont en effet en passe de faire leur grand retour en Libye et
devraient rapidement reprendre le contrôle de l'essentiel
des ressources pétrolières. Ils disposent d'un atout
important : une partie de l'entourage du Guide est tout acquise
à leur cause.
Abdelaziz
Barrouhi
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