À l’issue d’un
étonnant bras de fer de cinq jours à Syrte, les
projets de réforme du Premier ministre ont été
balayés par le Congrès général du
peuple.
LIBYE - 16 janvier 2005 -
par ABDELAZIZ BARROUHI
Syrte, le samedi 8 janvier. Les quelque 500 délégués
qui se pressent dans le complexe Ouagadougou à l'ouverture
des assises annuelles du Congrès général
du peuple (CGP) ne se doutent pas qu'ils vont assister à
la première crise de pouvoir des trente-cinq ans de règne
du colonel Mouammar Kaddafi. Pendant cinq jours, ils vivront
en direct un étonnant bras de fer entre les ténors
des comités révolutionnaires et le Premier ministre
réformiste Chokri Ghanem, soutenu par le fils de Kaddafi,
Seif el-Islam.
La nomination de cet économiste libéral en juin
2003 avait suscité de l'espoir chez les Libyens. Enfin,
entendait-on dire à Tripoli, voilà un homme qui
pourra sortir l'économie du marasme dans lequel l'a plongé
le socialisme populaire instauré par Kaddafi et garantir
que les revenus du pétrole seront utilisés à
bon escient. Cette nomination avait aussi été
bien accueillie dans les pays occidentaux qui ont cru y voir
une volonté réelle de Kaddafi de prendre le chemin
du réformisme à l'intérieur et d'ouvrir
son pays sur le monde et à l'investissement extérieur.
Dix-neuf mois plus tard, ces espoirs sont déçus.
Le 8 janvier, à l'ouverture des travaux du Congrès
général du peuple - qui fait office de Parlement
-, dont l'ordre du jour comportait l'adoption du budget, de
plusieurs réformes et éventuellement le remaniement
du gouvernement, la surprise vint de Ghanem. Franc et direct,
il annonce tout de go que le secrétariat (direction)
du CGP et l'organisme populaire de contrôle, deux instruments
du pouvoir populaire instauré par Kaddafi en 1978 et
noyautés par les comités révolutionnaires,
l'ont empêché de faire avancer ses réformes.
« Ils ont dressé des obstacles sur la voie des
projets de développement et de l'amélioration
de l'économie libyenne, et nous ont lié les mains
», déclare-t-il. Il présente un programme
de réformes, mais ajoute : « Pour le réaliser,
il faut donner au gouvernement le pouvoir exécutif. S'il
ne l'obtient pas et si les grandes lignes du programme ne sont
pas approuvées, il n'y a plus lieu qu'il soit maintenu
et il n'y a plus lieu pour son secrétaire [le Premier
ministre] et ses membres de perdre leur temps. Il vaudrait mieux
s'en passer, et le CGP peut reprendre ce qui reste. »
Ghanem réclame notamment les pleins pouvoirs pour nommer
son gouvernement afin de disposer d'une équipe soudée
capable de mettre en application les réformes, même
si elles sont impopulaires, et pour choisir les hauts fonctionnaires
chargés de l'aider à exécuter son programme.
Ministres et hauts fonctionnaires lui sont en effet souvent
imposés et n'en font qu'à leur tête.
Les congressistes, pensant qu'un tel discours ne pouvait pas
ne pas avoir été approuvé par Kaddafi,
applaudissent vivement, d'autant plus qu'il va dans le sens
de l'opinion générale dans le pays. Leurs ardeurs
vont vite être tempérées lorsque le président
du CGP, Ahmed Zenati, apparemment pris au dépourvu, les
rabroue vertement. « Nous n'avons pas l'habitude des applaudissements
ici », leur dit-il.
Puis c'est la riposte des ténors des comités
révolutionnaires. Le premier à réagir est
Abdelkader Boghdadi, responsable des « investigations
et du contrôle populaire », un organisme dont le
titre en dit long sur sa filiation idéologique. Il qualifie
les propos de Ghanem de « poudre aux yeux » avant
de lancer qu'« il n'y a qu'une seule référence
en Libye, le "Guide" Kaddafi, et un seul pouvoir,
celui des comités populaires, tous les autres étant
à leur service. Il n'y a pas de pouvoir exécutif
». Sauf que les comités populaires, cellules de
base implantées dans toutes les localités libyennes
que la théorie de Kaddafi considère comme seules
détentrices du pouvoir, ne sont pas outillés pour
exercer ce pouvoir. Ils suivent généralement les
orientations de Kaddafi, des comités révolutionnaires
et de la direction du CGP. Boghdadi reproche en outre à
Ghanem, qui a étudié aux États-Unis, d'avoir
illégalement autorisé des panneaux publicitaires
de la marque américaine Pepsi-Cola sur les murs de Tripoli
et d'avoir décidé l'enseignement de la langue
anglaise à partir de la troisième année
de l'enseignement primaire alors qu'elle ne l'était qu'à
partir de la septième.
C'est au tour d'Ahmed Ibrahim, ancien ministre de l'Éducation,
homme fort des comités révolutionnaires et vice-président
du CGP dont il passe pour être l'idéologue et le
vrai patron, de monter au créneau. Il se fait inquisiteur.
Les demandes de Ghanem, estime-t-il, « représentent
une violation constitutionnelle, parce qu'elles portent atteinte
au pouvoir populaire... Le pouvoir est au peuple, et personne
ne peut le réclamer pour lui ».
Aux deuxième et troisième jours, les débats
deviennent houleux. Pro- et antiréformes s'affrontent.
« La perestroïka ne passera pas », dit l'un
d'eux. À l'instigation des comités révolutionnaires,
un projet de réforme de loi réorganisant les comités
populaires présenté par le gouvernement Ghanem
en vue d'assurer la flexibilité des institutions est
rejeté. Un deuxième projet de réforme du
système judiciaire faisant mention de la séparation
des pouvoirs, préconisant l'indépendance de la
justice, annulant les juridictions d'exception et instituant
des cours d'appel l'est également. Une proposition en
discussion depuis plus d'un an et tendant à remplacer
progressivement la subvention des produits alimentaires par
une allocation aux ménages, et à relancer la croissance
pour permettre l'augmentation des salaires gelés depuis
une vingtaine d'années, est abandonnée.
Une décision de Ghanem d'annuler la concession donnée
à des privés pour gérer les services portuaires
du fait qu'ils en tirent des revenus sans jamais avoir payé
un sou au Trésor public est également abrogée.
En revanche, un autre projet relatif au système financier
est adopté, mais il s'avère qu'il est présenté
par la Banque centrale qui, signale Ghanem, n'a pas tenu compte
des observations du ministre des Finances et s'adjuge le pouvoir
de décider de la politique monétaire et du taux
de change sans consulter le responsable des Finances et le Premier
ministre.
Le quatrième jour, au coucher du soleil, Kaddafi arrive
enfin. Aussi bien les congressistes que l'homme de la rue qui,
fait sans précédent, s'est passionné pour
le débat retransmis à la télévision,
attendent impatiemment ce qu'il va dire. Le dernier mot lui
appartient. Après tout, certaines de ces réformes
sont perçues comme mettant en cause ses pensées,
qui tiennent lieu de Constitution et de référence
pour le gouvernement et la vie politique, économique
et sociale du pays. Kaddafi va-t-il donc appuyer le «
révisionnisme » de Ghanem ? Il ne le fera pas.
Au contraire, il va lui faire la leçon. Dans les autres
pays, dit-il en s'adressant à Ghanem, qui avait demandé
à choisir ses ministres, la nomination des membres du
gouvernement « se fait de haut en bas, mais, dans le système
populaire libyen, elle se fait de bas en haut ».
Au cinquième jour, qui signe la clôture des assises,
aucune des demandes essentielles de Ghanem n'a été
adoptée. Un échec tempéré par son
maintien à la tête du gouvernement. Il n'a pas
démissionné, comme il le laissait entendre il
y a peu encore. Ce n'est qu'une question de temps, parce qu'on
ne voit pas comment il pourra se maintenir dans cette position
intenable. Son échec est aussi celui de Seif el-Islam
Kaddafi, probable successeur du « Guide » de la
révolution.
Seif, qui a publiquement dénoncé les antiréformistes
des comités révolutionnaires au cours des derniers
mois, voulait, à travers Ghanem, réformer le système
paternel de l'intérieur et lui donner une façade
plus moderne. Les cinq jours de bras de fer entre le Premier
ministre et les « gardiens du Temple » devraient
l'obliger à réviser ses plans et à admettre
que le système Kaddafi, contraint de s'ouvrir sur l'extérieur
en politique étrangère pour achever son retour
en grâce aux yeux des États-Unis, n'est pas prêt
à admettre la moindre manifestation de « révisionnisme
» à l'intérieur. Bien au contraire, a encore
une fois répété en substance le colonel,
c'est au monde, et surtout aux États-Unis, d'adopter
ses théories et son système de pouvoir populaire,
seule voie de salut pour l'humanité entière !