LE MONDE | 07.02.05 | 12h59
Tripoli de
notre envoyé spécial
Dans son bureau-bibliothèque du palais
Bab-Azizia, samedi 5 février, le colonel Mouammar Kadhafi
s'est statufié pendant deux longues minutes pour faciliter
le travail des photographes. Puis le "Guide" au visage
de sphinx, vêtu d'une toque et d'un pull-over noir recouvert
d'une élégante abaya (cape) beige, a tendu la main
à Michèle Alliot-Marie, venue lui apporter le "souvenir
très chaleureux" de Jacques Chirac, et "concrétiser
très rapidement les relations de confiance entre la Libye
et la France" par la signature d'un accord-cadre précisant
les futures relations de défense entre les deux pays.
Première ministre française de
la défense à se rendre dans la Jamahiriya (République)
libyenne depuis que le colonel a pris le pouvoir, en 1969, Mme
Alliot-Marie a entendu son hôte lui expliquer que l'approche
militaire n'est pas la bonne pour régler les problèmes
du continent africain. Cet acte de foi diplomatique dans le discours
désormais sobre du chef de l'Etat libyen a confirmé
à la délégation française le tournant
pragmatique apparemment pris par la Libye, que Jacques Chirac
avait salué lors de sa visite de novembre 2004.
Mme Alliot-Marie a répondu que la meilleure
façon d'éviter une telle extrémité
était que les deux pays se mettent d'accord sur une "coopération
stratégique" embrassant tous les aspects de leur relation
bilatérale. La France sera plus encline à élargir
sa coopération avec Tripoli si les deux pays ne divergent
pas sur différentes questions, en particulier la politique
française en Afrique : le colonel Kadhafi ne se prive pas
de critiquer la présence des troupes françaises
en Côte d'Ivoire et de s'inquiéter de la situation
à Djibouti.
La visite de Mme Alliot-Marie a donné
le coup d'envoi d'une série de contacts entre experts et
états-majors. Les industriels français, notamment
Dassault, Thales et la Snecma, sont déjà présents
en Libye, où ils font face à une rude concurrence.
Les Américains ont raflé la mise des contrats pétroliers
en obtenant 11 des 15 permis d'exploration octroyés par
la Libye, mais les Européens sont mieux placés dans
le domaine des armements.
COUVERTURE AÉRIENNE
Les matériels de l'armée libyenne
sont dans un piteux état, et le "Guide" entend
profiter de la levée des embargos et d'un doublement à
terme de la production pétrolière libyenne pour
moderniser son armée. Le colonel Kadhafi a indiqué
à Mme Alliot-Marie qu'il est intéressé par
l'avion et l'hélicoptère de combat français,
le Rafale et le Tigre. Rien n'est joué pour le premier,
d'autant que les Britanniques se sont déjà livrés
à un fort lobbying en faveur de l'Eurofighter et que l'avion
russe Sukhoï-27 ou 30 sera aussi sur les rangs. A ce stade,
un concurrent américain est exclu, puisque Washington maintient
son embargo sur les armements.
Outre la formation de pilotes et de techniciens
libyens, le principe apparaît acquis de réparer une
partie des 148 Mirage vendus à la Libye entre 1971 et 1974.
La plupart des Mirage-III ont été cédés,
souvent à l'état de pièces détachées,
au Pakistan, et les experts estiment qu'une douzaine des 38 Mirage
F-1 pourraient être sauvés. Une opération
semblable pourrait être effectuée pour au moins deux
des sept corvettes de type La Combattante vendues, à la
même époque, par la France.
Le troisième aspect de la coopération
militaire franco-libyenne devrait concerner la couverture aérienne
du pays. La Libye souhaite mieux surveiller ses frontières,
pour freiner l'immigration clandestine (sujet qui préoccupe
également l'Union européenne). En se dotant de moyens
radar, voire de systèmes de défense aérienne
et de moyens d'écoute, elle profiterait de l'occasion pour
"sécuriser" son territoire.
Toutes les demandes de licences d'exportation
sont étudiées par la Commission interministérielle
pour l'étude des exportations des matériels de guerre
(CIEEMG). Il n'est pas question, par exemple, que des instruments
de visée nocturne puissent être vendus à la
Libye, et éventuellement utilisés, au Tchad, contre
les soldats français de l'opération "Epervier".
La France et la Libye ont certes "beaucoup d'intérêts
communs", comme l'a souligné Mme Alliot-Marie, mais
le tempérament fantasque du "Guide" incite à
la prudence.
Laurent Zecchini
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 08.02.05 |