LE MONDE |
25.03.05 | 14h36 • Mis à jour le 25.03.05 | 15h20
Ivan Nenov n’est pas du genre à
s’apitoyer sur son sort. S’il arrive que ses yeux
s’embuent, il a tôt fait de se reprendre, comme si
sa douleur intime importait peu dans l’épreuve qu’il
traverse. Large d’épaules, le cheveu court, ce médecin
bulgare de 44 ans, père d’un adolescent de 17 ans,
a le sourire franc des hommes de confiance, et aussi une manière
bien à lui de faire front. Son quotidien d’anesthésiste
dans une unité de soins intensifs lui a donné le
sens des priorités, la maîtrise de soi. La vie a
fait le reste en lui imposant, depuis février 1999, une
affaire kafkaïenne, une histoire de sang et de mort, d’injustice
et d’absence.
Son épouse, Nassya, travaillait alors
à l’hôpital pédiatrique Al-Fatih de
Benghazi, en Libye. "Je devais la rejoindre avec notre
fils Radoslav, se souvient-il. Les conditions étaient bien
plus intéressantes que chez nous, mon salaire allait être
multiplié par neuf, de 200 levas -environ 100 euros- à
1 800 -environ 900 euros-."
Six ans ont passé, et avec eux les rêves
d’exil : Ivan et Radoslav vivent toujours à Sliven,
en Bulgarie. Nassya, elle, est en prison à Tripoli. Comme
quatre autres infirmières bulgares et un médecin
palestinien, elle est accusée d’avoir sciemment inoculé
le virus du sida à 426 enfants, dont près d’une
cinquantaine sont décédés. Ils ont beau clamer
leur innocence, ils encourent la peine capitale. A moins que la
Cour suprême de Libye, appelée à étudier
leur cas mardi 29 mars, ne décide de casser ce verdict...
Tout est possible : voilà maintenant six ans que les infirmières
sont à la fois les actrices et les figurantes d’une
affaire qui les dépasse.
A 38 ans, l’épouse de M. Nenov est
la benjamine du groupe. Les autres Krystiana, Valentina,
Valya et Snezhana ont entre 45 et 56 ans ; toutes sont mères
de famille. Rassemblées au sein d’un bâtiment
spécial de leur prison, elles disposent d’une cellule
équipée de lits superposés, d’une table
et d’un coin toilette. Les journées sont consacrées
à la lecture, à l’écriture, au yoga
ou à la broderie, parfois aussi à la télévision,
dans l’attente des brèves communications téléphoniques
autorisées chaque dimanche avec la Bulgarie.
Pour bien comprendre leur histoire, il convient
de remonter à l’été 1998. C’est
à cette époque que sont signalés les premiers
cas de sida à l’hôpital Al-Fatih. Les malades
sont des nourrissons, certains ont à peine 2 mois. Alors
que l’épidémie s’étend, suscitant
peur et colère au sein de la population locale, les autorités
incriminent une partie du personnel, des Libyens mais aussi des
étrangers. Parmi eux, des Bulgares. Infirmières
ou médecins, ils sont nombreux à travailler en Libye.
Sur pression des parents, une enquête est
ouverte. Le 9 février 1999, 23 Bulgares sont interpellés,
puis conduits, les yeux bandés, vers une destination inconnue.
Six d’entre eux cinq infirmières ainsi qu’un
médecin de renom, Zdravko Gueroguiev sont mis en
examen, de même que le médecin palestinien Achraf
Al-Hadjuodj, pour "atteinte à la sécurité
de l’Etat". Ils auraient délibérément
inoculé le virus à des centaines d’enfants.
Une accusation assortie de diverses autres, visant notamment Nassya
Nenov : fabrication d’alcool et consommation dans des lieux
publics, trafic de devises, relations sexuelles illicites.
En Bulgarie, leurs proches sont alertés
par la presse. Pendant plusieurs mois, les informations manquent.
Où sont-ils incarcérés ? Dans quelles conditions
? Ne sont-ils que des "témoins" comme
le prétend alors Tripoli ? "Notre gouvernement
ne faisait rien, nous avons dû engager un avocat",
se souvient Antoinette Ozunova, la fille de Valya Tcherveniaska.
Cet avocat, Me Vladimir Cheïtanov, découvre que ses
compatriotes ont été maltraités. Zdravko
Gueroguiev, le médecin, a séjourné dans une
cellule sans lumière. Les femmes ont été
torturées dans un centre de dressage pour chiens policiers.
"Elles avaient été déshabillées,
raconte Me Cheïtanov. Pieds et poings liés, elles
avaient subi des coups, des décharges électriques,
avec la peur permanente d’être violées. On
les avait mises en présence de bergers allemands en leur
disant que, si elles n’avouaient pas, leurs enfants subiraient
des représailles." Pour que cessent ces violences,
deux d’entre elles ont avoué : Nassya Nenov et son
amie Krystiana Valtcheva, la femme du docteur Gueroguiev.
Commence alors une double bataille, judiciaire
et diplomatique. De Benghazi à Tripoli, de procès
en audience, les Bulgares dénoncent les tortures et clament
leur innocence. "Je n’ai jamais infecté
personne !", répète Nassya Nenov. L’affaire
prend d’autant plus d’importance qu’à
la demande des Libyens eux-mêmes des spécialistes
étrangers du sida sont sollicités.
Au printemps 1999, les enfants sont examinés
dans divers hôpitaux européens. De son côté,
le Français Luc Montagnier, codécouvreur du virus,
est convié par les autorités libyennes à
se rendre sur place avec son confrère parisien Gustavo
Gonzalez et à préparer un rapport destiné
au ministère de la santé. Leur visite à Benghazi
les persuade que les enfants ont avant tout été
victimes des mauvaises conditions sanitaires. "Un certain
nombre de règles d’hygiène n’étaient
pas respectées", explique le professeur Montagnier
au Monde. Selon lui, l’épidémie serait de
nature nosocomiale et s’expliquerait en partie par la réutilisation
de seringues jetables. Un spécialiste suisse, le professeur
Luc Perrin, aboutit à des conclusions identiques ; de même
qu’une mission de l’Organisation mondiale de la santé
(OMS).
Mais un pays comme la Libye peut-il reconnaître
la défaillance de son système sanitaire ? A ce stade,
en 2001, la thèse de la préméditation prévaut
encore côté libyen. Le colonel Kadhafi voit même
dans ce "crime", la marque de la CIA et du
Mossad, les services secrets israéliens. Pour lui, il s’agit
aussi d’un élément de négociation,
voire de chantage, à l’heure où la communauté
internationale exige que son pays indemnise les familles des 270
victimes de l’attentat commis par ses services secrets contre
un avion de la Pan Am, en 1988, au-dessus de la ville écossaise
de Lockerbie.
Peu à peu, toutefois, la Libye lâche
du lest. Les courriers entre les détenus et leurs proches
sont autorisés ; et ensuite les visites. En juin 2001,
M. Nenov et la fille de Valya Tcherveniaska s’envolent pour
Tripoli. "Nous les avons d’abord vus derrière
les grilles du tribunal, se souvient M. Nenov, puis à l’intérieur
de la prison. Imaginez notre émotion... Ma femme m’a
tout raconté. Elle était très éprouvée,
elle avait tenté de se suicider en se tailladant les veines.
Par la suite, j’y suis retourné. Mon fils y est allé
à trois reprises. Six ans ont passé depuis 1999.
Sa mère ne l’a pas vu grandir."
L’année 2003 est marquée
par l’entrée en jeu de la Fondation Kadhafi, dirigée
par l’un des fils du colonel, Seïf Al-Islam. Celui-ci,
soucieux de l’image de son pays, cherche le moyen de régler
cette affaire. Conséquences : les conditions de détention
des suspects s’améliorent ; la thèse du "complot"
de la CIA et du Mossad est abandonnée. On laisse désormais
entendre qu’ils se seraient livrés à une sorte
d’"expérimentation". La preuve
? Des flacons de sang contaminé auraient été
découverts lors d’une perquisition effectuée
en son absence chez l’une des infirmières,
Krystiana.
Du côté de Sofia, où un nouveau
gouvernement est arrivé au pouvoir en 2001, les diplomates
jouent la carte du fils Kadhafi, réputé modéré.
Ils prennent également soin de bien distinguer la souffrance
des accusés de celles des enfants libyens. Mais cela n’empêche
pas la procédure de suivre son cours...
C’est dans ce contexte que Luc Montagnier
effectue une deuxième mission en Libye, en 2003. La Fondation
Kadhafi lui demande, ainsi qu’à son confrère
romain Vittorio Colizzi, de mener une enquête épidémiologique
approfondie, fondée sur des analyses moléculaires.
Leurs conclusions ? La contamination aurait commencé entre
1994 et 1997, soit bien avant l’arrivée dans cet
hôpital du personnel concerné. La nature de la souche
infectieuse, très virulente, laisse supposer que la diffusion
du virus a débuté avec l’hospitalisation
en 1997 ou avant d’un enfant d’origine ouest-africaine.
De mauvaises pratiques de stérilisation, peut-être
aussi la promiscuité entre les patients dans certaines
chambres, auraient entraîné la transmission accidentelle
de la souche à d’autres enfants. "Aucune
preuve d’une injection délibérée n’a
été trouvée", insistent les deux
spécialistes, qui regrettent de n’avoir pas eu accès
aux flacons saisis, d’après les enquêteurs,
chez l’une des infirmières.
A la surprise générale, la justice
libyenne rejette le rapport Montagnier-Colizzi. En s’appuyant
sur la contre-expertise de cinq chercheurs locaux, elle conclut
au contraire à la culpabilité du médecin
palestinien et des cinq femmes bulgares. Le 6 mai 2004, la sentence
tombe : la mort par "fusillade". Seul le docteur
Zdravko Gueroguiev écope d’une peine moins lourde
: quatre ans d’emprisonnement pour consommation d’alcool
dans un lieu public.
Ce verdict a donc fait l’objet d’un
pourvoi en cassation qui devrait être examiné le
29 mars à Tripoli. La défense espère obtenir
la reprise à zéro de la procédure, en rappelant
notamment que les prétendus "aveux"
ont été obtenus par la torture, comme cela a d’ailleurs
été prouvé les dix policiers concernés
sont en attente de jugement. Si la peine capitale devait être
confirmée, un autre pourvoi, le dernier, serait envisageable.
En attendant, l’heure est à la mobilisation
dans les milieux scientifiques. Ainsi, la revue Nature a plaidé
la cause des accusés, considérés comme des
"boucs émissaires". Une autre revue,
Science, s’apprête à publier une enquête
dont les conclusions confirment les précédentes.
En Bulgarie aussi, l’affaire a rang de cause nationale.
Ministres, journalistes, stars du sport et de la chanson..., le
pays se mobilise. En décembre 2004, une compagnie aérienne
avait offert des billets d’avion aux enfants des infirmières
désireux de passer Noël à leurs côtés.
Sur place, ces dernières reçoivent la visite de
diplomates, mais aussi du docteur Gueroguiev. Celui-ci, le seul
à avoir été en partie innocenté, n’est
pas encore autorisé à quitter le pays ; il est hébergé
à l’ambassade de son pays à Tripoli.
Les infirmières, elles, sont à
bout de forces, physiques et morales. "Leurs relations
se sont un peu détériorées, indique Ivan
Nenov. Elles sont sous tension depuis si longtemps ! Cette affaire
les dépasse, elles sont des victimes indirectes de Lockerbie.
De notre côté, nous éprouvons un sentiment
d’impuissance".
Parfois taxé d’immobilisme par les
accusés, Sofia a obtenu que ce dossier soit plaidé
par des dirigeants occidentaux, dont Jacques Chirac, auprès
du colonel Kadhafi. La Bulgarie souhaite que ses partenaires européens
l’aident à trouver une issue favorable. Le Parlement
et la Commission européenne ont d’ores et déjà
affiché leur soutien. La marge de manoeuvre est étroite.
A Benghazi, ville réputée hostile au régime,
le traumatisme est profond. Pour les parents des enfants contaminés,
la culpabilité des six étrangers ne fait aucun doute.
Mais c’est à Tripoli que tout se joue. Non pas du
côté de la Fondation Kadhafi, désormais très
discrète ; plutôt auprès du colonel lui-même.
La Libye souhaiterait en effet une compensation
financière : la somme de 10 millions de dollars par enfant
contaminé soit l’équivalent de la somme
versée aux proches de victimes de Lockerbie a été
évoquée. Autres exigences : l’hospitalisation
gratuite des malades en Europe, ainsi que la construction d’un
hôpital spécialisé à Benghazi. La Bulgarie
refuse de s’engager dans cette voie, car ce serait une manière
de reconnaître la culpabilité de ses concitoyens.
Là encore, une médiation européenne
voire une aide financière pourrait être sollicitée.
"Seul Kadhafi a la clé",
résume un diplomate bulgare. L’utilisera-t-il ? Ou
se servira-t-il de cette affaire pour peser sur d’autres
dossiers ? Soucieux de ménager son opinion publique et
de rafler la mise internationale, le colonel renvoie sans cesse
les intervenants étrangers à la souffrance des enfants.
Il a ainsi profité du sommet arabe d’Alger, mercredi
23 mars, pour critiquer les démarches entreprises par les
Occidentaux. A ce jour, elles sont toutes restées vaines.
En juillet 2004, le professeur Montagnier avait lui-même
écrit au "Très honoré leader"
libyen afin de solliciter la "grâce des condamnés".
Mouammar Kadhafi n’a jamais répondu.
Philippe Broussard
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 26.03.05 |