Pierre Prier
[09 novembre 2005]
CINQ INFIRMIÈRES bulgares et un médecin
palestinien sont prisonniers en Libye depuis six ans et demi.
Ils ont été condamnés à mort. Mardi,
la Cour suprême de Tripoli doit statuer sur leur sort en
dernier recours. Les accusés se voient reprocher un crime
digne d'un film d'horreur : avoir volontairement inoculé
le sida à plus de 400 enfants traités à l'hôpital
pédiatrique al-Fateh de Benghazi, dont 51 sont morts à
ce jour. Mais l'Union européenne, qui réclame leur
libération, affirme qu'elles sont innocentes et qu'elles
ont avoué sous la torture. Les infirmières, selon
les conclusions de l'enquête du Parlement européen,
«ont été traitées avec barbarie
pendant les mois suivant leur arrestation» et «il
n'existe aucune preuve de leur culpabilité».
Le président américain George W. Bush a lui aussi
demandé à la Libye, le 17 octobre, qu'elles soient
«non seulement graciées, mais libérées
de prison».
Des rumeurs de compromis ont circulé.
Mais pour l'instant, rien n'y fait : le régime du colonel
Muammar Kadhafi se retranche derrière «l'indépendance»
de la justice libyenne. «Les infirmières sont
accusées d'avoir tué des innocents et ont été
condamnées par un tribunal indépendant»,
a répondu à George W. Bush le ministre des Affaires
étrangères, Abd el-Rahmane Chalgham.
Derrière ces protestations vertueuses,
Tripoli semble engagé dans un bras de fer avec l'Occident
dans lequel les malheureuses Bulgares et le Palestinien servent
de monnaie d'échange. Par crainte de subir le sort de Saddam
Hussein, Muammar Kadhafi a accepté d'indemniser les familles
des victimes des attentats perpétrés contre des
avions de ligne américain et français à la
fin des années 80. Dans la même veine, il a renoncé
à l'arme nucléaire en décembre 2003. Tripoli
est en outre devenu le meilleur ami de l'Occident dans la lutte
contre le terrorisme et l'immigration clandestine.
Bouc-émissaire
Les condamnés à mort paraissent
faire les frais de ce retournement de veste. En juillet 2004,
le ministre des Affaires étrangères bulgare se voit
proposer un marché par son homologue libyen : la révision
du verdict contre la prise en charge des enfants libyens, la construction
d'un hôpital pédiatrique et surtout l'indemnisation
des familles des victimes. Le rapporteur de la commission des
droits de l'homme du Parlement européen, Tony Lloyd, a
bien compris le sens du marché : «Il serait difficile
de ne pas relever que les montants astronomiques réclamés
par la Libye – 10 millions d'euros par enfant – équivalent
aux indemnités versées par la Libye aux victimes
de l'attentat de Lockerbie !», écrit le député
britannique dans son rapport daté du 19 septembre. Dernièrement,
Tripoli aurait ajouté une exigence : la libération
des deux Libyens emprisonnés en Écosse après
leur condamnation pour l'attentat contre le Boeing de la Pan Am
au-dessus de Lockerbie.
Le colonel Kadhafi se voit aussi confronté à une
pression interne, celle des familles des enfants atteints du sida
qui manifestent régulièrement pour demander l'exécution
des infirmières et du médecin. Ces manifestations,
encouragées par le pouvoir, correspondent à une
vraie colère de la population de Benghazi. Le Guide de
la révolution semble «avoir une marge de manoeuvre
assez faible» devant la pression des familles, estime
le rapporteur européen. D'autant plus que les faits se
sont déroulés à Benghazi, en Cyrénaïque,
région à la tradition rebelle, théâtre
à la fin des années 90 d'une offensive islamiste
armée.
Sévices dantesques
Pour toutes ces raisons, le pouvoir semblait
avoir trouvé un bouc émissaire commode dans ces
étrangers. Le 9 février 1999, vingt-trois praticiens
bulgares sont arrêtés après une épidémie
de sida à l'hôpital al-Fateh. Dix-sept sont libérés.
Le 15 mai, le parquet populaire inculpe les six prisonniers restants,
accusés entre autres d'avoir «délibérément
causé une épidémie en injectant le virus
du sida à 393 enfants».
Après des rebondissements judiciaires,
les accusés sont condamnés à mort par le
tribunal pénal de Benghazi en juillet 2004, sans avoir
bénéficié d'une vraie défense. Ils
ont plaidé non coupable. L'enquête ne paraît
pas tenir debout : l'une des infirmières, Kristina Vulcheva,
n'a jamais travaillé à l'hôpital de Benghazi.
Le professeur français Luc Montagnier, codécouvreur
du virus HIV, appelé à titre d'expert, est catégorique
: les infections ont commencé avant l'arrivée des
infirmières, elles ont continué après, et
sont dues au manque d'hygiène et aux négligences
en vigueur à l'hôpital pédiatrique local.
Les infirmières ont avoué sous
des sévices dantesques, selon le rapporteur Tony Lloyd
: «Deux des infirmières ainsi que le médecin
ont affirmé devant le tribunal avoir subi de graves tortures
physiques (chocs électriques, suspension en hauteur par
les bras, passages à tabac, flagellations, viols et agressions
sexuelles, etc.) durant deux mois, parfois quotidiennement. En
1999, l'une des accusées, Nassya Nenova, a tenté
de se suicider.» Une autre infirmière, Valentina
Siropoulo, a été terrorisée par des chiens
pendant un an et demi à l'école d'entraînement
des chiens policiers.
Le député Tony Lloyd décrit
sa rencontre avec le mari de Kristina Vulcheva, le docteur Georgiev,
libéré mais toujours en Libye, faute d'un visa de
sortie : «Il m'a raconté les supplices atroces
qui ont été infligés à son épouse...
passages à tabac avec des câbles ou des bâtons,
sur les jambes, les pieds, les mains, les seins ; chocs électriques,
étendue nue sur un lit en acier ; étouffement par
asphyxie et strangulation ; injection de drogues, etc.»
Le Parlement européen demande que l'on
«fasse clairement le lien entre la poursuite de la réintégration
de la Libye dans la communauté internationale et le règlement
satisfaisant du sort des infirmières et du médecin».
Le colonel Kadhafi continue à souffler le chaud et le froid.
Les policiers accusés de les avoir torturés ont
été jugés mais acquittés. Le Guide
de la révolution pourrait sortir un nouveau lapin de son
chapeau avant le jugement de la Cour suprême. Mais, pour
l'instant, ce sont les six otages qui paient le prix du revirement
libyen.
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