de notre envoyé
spécial Philippe Broussard
Des centaines d'enfants
souffrent du sida au pays de Kadhafi. Cinq infirmières
bulgares et un médecin palestinien, accusés de leur
avoir sciemment injecté le virus, mais qui clament leur
innocence depuis 1999, risquent la peine capitale. Un drame humain
- à Sofia comme à Tripoli - sur lequel plane l'ombre
du régime du colonel
Ces enfants-là se reconnaissent à
leurs yeux. Des yeux sombres, perdus entre vie et mort. Naja,
Youssef, Abdallah… tous ont les mêmes cernes, la même
pâleur, le même air interrogateur. Il n'y a ni haine
ni révolte dans leur regard, juste une immense fatigue;
peut-être aussi, entre deux sourires, un début de
renoncement. Bien sûr, les plus jeunes ignorent tout du
mal qui les ronge - que sait-on du sida à 8 ans? - mais
ils se sentent, ils se savent, différents des autres petits
Libyens. Plus chétifs, plus fragiles, condamnés
aux médicaments indigestes, au manque d'appétit...
Les parents, eux, appréhendent le jour où ils devront
expliquer à ces gamins, devenus des ados, ce qu'est cette
maladie et comment 431 d'entre eux l'ont contractée, des
années plus tôt, dans un hôpital de Benghazi,
la deuxième ville du pays.
Par son ampleur (51 décès à
ce jour, selon les Libyens), cette affaire relève de l'indicible.
Par ses enjeux, elle touche au politique. Et, si Benghazi en demeure
l'épicentre, c'est à Tripoli, la capitale, qu'elle
se joue en partie. Cinq infirmières bulgares et un médecin
palestinien, accusés depuis 1999 d'avoir sciemment injecté
le virus à des centaines de jeunes patients, y encourent
la peine de mort. D'éminents spécialistes du sida
ont beau assurer que l'épidémie est sans doute due
aux mauvaises conditions sanitaires de l'hôpital, la Libye
de Kadhafi, soucieuse de masquer ses défaillances, les
juge coupables. Seule la Cour suprême du pays peut casser
ce verdict, le 15 novembre. A moins que la mobilisation internationale
ne porte ses fruits avant cette date... Les Etats-Unis et l'Union
européenne réclament la libération des condamnés.
Le Conseil de l'Europe dénonce la «barbarie»
avec laquelle ils ont été traités. Rien n'y
fait. C'est ainsi: il y a loin de Benghazi à Tripoli -
un millier de kilomètres. Encore plus loin de Tripoli à
Sofia...
Un monde d'incompréhension sépare
ces deux pays, où L'Express s'est rendu à une semaine
d'intervalle. En Bulgarie, les infirmières sont perçues
comme les boucs émissaires d'un système de santé
délabré. En Libye, seuls comptent le sort des enfants
et le châtiment des «assassins». Les récents
propos de George Bush exigeant leur libération ont renforcé
cette double exigence. «Le monde se soucie davantage de
ces tueuses que de nos enfants!» lancent, avec une émotion
sincère, les parents rencontrés à Benghazi.
Voilà bientôt sept ans que cette
histoire de sang et de larmes mêle ainsi l'affectif et l'irrationnel,
stratégies de coulisses et haute diplomatie. Pour en comprendre
la genèse, il faut revenir en 1998. A l'époque,
la Bulgarie et la Libye entretiennent les meilleures relations.
Attirés par des salaires de cinq à dix fois supérieurs
à ceux de leur pays, de nombreux Bulgares vivent à
Benghazi (1 million d'habitants). Parmi eux, quatre infirmières
de l'hôpital pédiatrique Al-Fateh: Valia Cherveniachka,
Nassya Nenova, Valentina Siropoulo et Snejana Dimitrova. Agées
de 32 à 53 ans, elles sont mariées et mères
de famille. La plus jeune, Nassya, a un fils de 10 ans, Radoslav,
et un mari médecin, Ivan, censé la rejoindre dès
que possible.
Cent trente jours sans
lumière ni eau courante
A l'été 1998, la situation se détériore.
Des cas de sida sont signalés à l'hôpital.
Des dizaines d'enfants auraient contracté le virus alors
qu'ils étaient hospitalisés dans certains services
de l'établissement. En terre d'islam, le sujet est sensible.
Surtout au pays de Kadhafi. La «Grande Djamahiriya arabe
libyenne populaire et socialiste» ne se targue-t-elle pas
d'être épargnée par ce fléau? Bien
sûr, le sida a déjà été signalé
ici ou là, mais il ne pouvait s'agir que d'étrangers...
En novembre 1998, les autorités ordonnent
la fermeture d'un magazine qui a osé mettre en cause l'hygiène
de l'hôpital. L'enquête de police, dirigée
par le colonel Juma al-Mesheri, s'oriente quant à elle
vers la piste criminelle. Le 25 janvier 1999, un médecin
palestinien, Ashraf al-Hadjudj, est arrêté. Des Philippins
et des Libyens sont interrogés. Et puis, le 9 février
au soir, 23 Bulgares sont à leur tour interpellés,
avec une extrême brutalité; 17 d'entre eux seront
relâchés dans les semaines suivantes. Les autres
resteront en prison. Dans le plus grand secret, plusieurs femmes
se retrouvent ainsi dans un centre de dressage pour chiens policiers.
Elles subissent tant de sévices et d'humiliations que Nassya
Nenova, la benjamine, tente de se suicider. Le Dr Zdravko Gueorguiev
passe, lui, cent trente jours dans une geôle sans lumière
ni eau courante. Comme les autorités bulgares tardent à
réagir, le calvaire dure des mois. «Nous n'avions
pas d'informations, nous ignorions qu'ils étaient maltraités»,
se souviennent leurs proches.
Au fil du temps, à mesure que le nombre
d'enfants séropositifs augmente, la liste des suspects
s'affine. Il sont seize, neuf Libyens et sept étrangers:
le médecin palestinien, les quatre infirmières bulgares,
le Dr Zdravko Gueorguiev et sa femme, Kristiana, infirmière
dans un autre établissement. Des flacons de plasma contaminé
auraient été saisis - en son absence - au domicile
du couple. Les enquêteurs imputent d'autres délits
au groupe: consommation d'alcool, trafic de devises, relations
sexuelles illicites… A les entendre, Nassya, Kristiana et
Ashraf al-Hadjudj auraient avoué les faits. Le
mobile du crime? En avril 2001, le colonel Kadhafi se charge lui-même
d'avancer une hypothèse: il pourrait s'agir d'une opération
de la CIA ou du Mossad (services secrets israéliens)! Peu
importe que des experts réputés, dont le Français
Luc Montagnier, évoquent les conditions sanitaires…
La justice a trouvé ses coupables, et le régime,
un moyen de calmer la colère des familles de Benghazi.
Résultat: le 6 mai 2004, les neuf accusés libyens
sont acquittés, six des sept étrangers sont condamnés
à mort. Seul le Dr Gueorguiev est libéré,
mais il devra rester à Tripoli, dans l'ambassade de son
pays, car le parquet a fait appel. Les juges n'évoquent
ni la CIA ni le Mossad pour expliquer cette affaire. Cette fois,
il est vaguement question d'une «expérience scientifique»
menée par les Bulgares.
Bien sûr, ce verdict est vécu différemment
d'un pays à l'autre. A chacun son drame, sa culture, ses
douleurs. En Bulgarie, les proches des accusés se sentent
désarmés; seules l'amélioration progressive
des conditions de détention des infirmières et la
possibilité de leur rendre visite rassurent quelque peu.
«Je suis toujours reparti de Tripoli avec un sentiment d'impuissance»,
confie Ivaro Dimitrov, le fils de Snejana Dimitrova. En Libye,
les parents crient victoire mais s'épuisent à combattre
cette maladie «honteuse»: des enfants vivent à
peu près normalement, d'autres souffrent, certains meurent,
une vingtaine de mères sont contaminées… De
Sofia à Benghazi, tous ces gens ont au moins un point en
commun: il s'agit de citoyens ordinaires, emportés par
une histoire qui les dépasse. Maçons, secrétaires
ou commerçants, ils n'entendent rien à la diplomatie
ni aux manœuvres politiques. «Nous comprenons le malheur
des parents, explique Ivan Nenov, le mari de Nassya, mais nos
épouses n'y sont pour rien. C'est une affaire libyenne.»
Depuis le verdict de 2004, Tripoli affirme qu'un
accord financier est envisageable, à condition que la Bulgarie
se mette d'accord avec les familles des enfants. En vertu de la
tradition libyenne, elles seules pourraient en effet accepter
le «prix du sang». Le montant avancé - 10 millions
de dollars par victime - ne doit rien au hasard: il correspond
à la somme versée par la Libye pour chacune des
270 personnes décédées en 1988 dans l'attentat
de Lockerbie (Ecosse). En clair, Kadhafi tient sa revanche. Seul
problème: les Bulgares refusent tout marchandage. «Ce
serait une manière de reconnaître la responsabilité
de nos compatriotes», expliquent-ils. Mais cela n'empêche
pas les gestes de bonne volonté…
Le 28 mai dernier, le président Gueorgui
Parvanov s'est rendu à Benghazi, au chevet des enfants.
Il avait auparavant rencontré Muammar al-Kadhafi à
Tripoli. Autre initiative: la création, début octobre,
d'une ONG bulgare destinée à aider les Libyens.
Là encore, l'objectif est de convaincre les habitants de
Benghazi, à force de dialogue et de compassion, de l'innocence
des infirmières.
Cette entreprise de séduction confine
à la gageure. Pour les familles, ces «filles»
sont coupables. Prétendre le contraire ne sert à
rien, si ce n'est à alimenter la théorie d'un «complot».
Car il y a bien eu complot, les parents de Benghazi en sont sincèrement
convaincus, à l'image de leur porte-parole, Ramadan al-Fitouri.
Cet ingénieur de 37 ans, marqué par le décès
de sa petite sœur en 2001, affirme «faire confiance»
à la justice de son pays. Il a lu tous les témoignages,
décortiqué toutes les expertises, et sympathisé
avec le chef de l'enquête, le colonel Juma al-Mesheri.
L'Express a pu rencontrer ce policier dont les
investigations ont abouti aux condamnations du 6 mai 2004. Il
parle haut et fort, c'est un homme d'autorité. D'obsessions,
aussi. «Je sais que votre journal appartient à des
juifs», prévient-il d'emblée. Etonnant personnage,
tour à tour volubile et mystérieux… Les infirmières
le désignent comme leur pire tortionnaire, coupable, selon
elles, d'avoir extorqué leurs «aveux» par la
violence. Une procédure judiciaire a été
ouverte sur ce point, mais un tribunal de Tripoli a relaxé
le colonel et neuf de ses collègues. La défense
des Bulgares, dont l'association Avocats sans frontières
France, a fait appel, sans trop d'illusions. «Je
ne les ai pas touchées, je suis père de famille!»
se défend aujourd'hui le colonel, qui n'aime ni les avocats
(«payés par les juifs») ni la contradiction.
Il a de cette affaire une idée précise, un scénario
sur mesure. Kristiana, l'épouse du Dr Gueorguiev, n'y a
pas le beau rôle. Selon l'enquêteur, cette infirmière
installée en Libye depuis 1992 avait pour amant le Palestinien
Ashraf al-Hadjudj; elle aimait les hommes, les dollars et l'alcool.
«Regardez les photos des soirées qu'elle organisait!»
insiste-t-il. Kristiana y apparaît en robe courte, en train
de rire ou de danser, avec diverses personnes. Mais rien sur l'injection
du sida à des nourrissons…
«Cette manipulatrice était au cœur
de tout», assure pourtant le colonel. C'est elle qui aurait
ordonné à Ashraf al-Hadjudj et aux quatre autres
infirmières de contaminer les jeunes patients. Son mobile?
«L'argent! Elle a reconnu avoir reçu 10 000 dollars
d'un Irlandais, un certain John, et d'un Egyptien prénommé
Adel, que nous n'avons pu identifier.» Reste à connaître
ces mystérieux commanditaires et surtout leur but... Juma
al-Mesheri hésite, sourit. Pour lui, il pourrait s'agir
d'une firme pharmaceutique. «L'important est maintenant
de découvrir où le virus a été fabriqué»,
poursuit-il. Comme son ami Ramadan al-Fitouri, de l'association
des familles, il a bien sa petite idée: «En Israël,
par exemple...»
Un combat qui sert
d'exutoire
Pareille construction - dépourvue de preuves - présente
un avantage majeur: elle épargne le régime. Son
système de santé défaillant. Sa bureaucratie
d'un autre âge. Ses richesses pétrolières,
dont la majorité des Libyens ne bénéficie
pas. Il suffit de parcourir Benghazi pour avoir une idée
du décalage entre le potentiel de ce pays de 5,5 millions
d'habitants et son état actuel. Cette ville côtière,
réputée hostile au pouvoir et sensible au prosélytisme
islamiste, manque de routes, de trottoirs, de ponts... Ses rues
sont sales, ses immeubles délabrés. Il y a bien
des hôpitaux - dont celui de l'affaire (250 lits, 170 médecins,
des travaux de rénovation en cours) - mais ils rechignent
à accueillir les enfants séropositifs. Ceux-ci doivent
se contenter, depuis 2000, du centre spécialisé
(14 lits) où nous les avons rencontrés.
C'est ici, dans les faubourgs, que le drame prend
toute sa mesure. Des dizaines de jeunes patients viennent chaque
jour pour des soins plus ou moins lourds. Les parents sont là,
omniprésents, hommes et femmes, de tous âges, de
toutes conditions, à patienter dans les couloirs. Leurs
histoires se ressemblent, elles se racontent à mots simples,
sous le regard de gamins incrédules, et se terminent toujours
par cette question: «Qui peut nous aider?» Même
si le personnel est dévoué, et les locaux assez
bien équipés, le centre sature. L'aide apportée
depuis 2004 par l'Europe ne suffit pas. «Nous sommes à
l'étroit, nous manquons de tout», assure l'un des
médecins, Salem Mohamed al-Jerebi. Dans ces conditions,
rien d'étonnant à ce que le combat contre les «assassins»,
attisé par la propagande, soit un exutoire. Au fil des
ans, réunies par ce qu'elles appellent la «tragédie»,
les familles ont fini par constituer une communauté à
part entière. Les enfants jouent ensemble. Les ados se
fréquentent. Les parents, eux, s'en remettent à
Allah. Ils vivent dans la peur du lendemain, avec le sentiment
d'être livrés à eux-mêmes, abandonnés
par un gouvernement indifférent à leur détresse.
«La Libye est responsable, confie un père. C'est
elle qui a engagé ces Bulgares.»
Les aides financières attribuées
par l'Etat en 1999 ont été englouties. L'argent
manque pour envoyer les enfants en Europe. Plusieurs centaines
d'entre eux ont certes été soignés en Italie
- toujours très active dans cette affaire - mais ce combat
sera celui d'une vie, les familles en ont conscience. Pour consulter
des spécialistes étrangers, des pères ont
quitté leur emploi ou vendu la maison familiale. C'est
le cas d'Amer Hamouda al-Fitouri, dont le fils Mohamed (11 ans)
souffre à la fois du sida et d'une forme extrême
d'épilepsie. Dans les moments de crise, le petit garçon
donne des coups de tête contre les murs ou se frotte les
dents, jusqu'au sang, sur la porte de sa chambre. «Les traitements
pour les deux maladies semblent incompatibles, explique Amer.
Je vais aller à Paris pour trouver une solution.»
A Benghazi, d'autres séropositifs vivent
dans la souffrance: les adolescents, désormais en âge
de mesurer les ravages de la maladie. Plus le temps passe, plus
ils se sentent rejetés. En classe. Dans leur quartier.
Parfois même au sein de leur entourage. «La crise
sanitaire se double d'une situation sociale explosive»,
résume un médecin. Conséquence: certains
abandonnent leurs études, à l'image de Rima Khalifa,
17 ans. Cette jeune fille a renoncé à devenir avocate.
La faute au virus et aux préjugés: «J'en ai
pris conscience le jour où, à la piscine, tout le
monde est sorti de l'eau en me voyant. Alors, j'ai compris que
mon nom serait à jamais associé au sida.»
Kadhafi en première
ligne
Le 15 novembre, à Tripoli, la Cour suprême devrait
donc rendre son arrêt, confirmant ou cassant la condamnation
des six accusés. Seuls leurs avocats seront présents.
Il n'y aura ni débat ni plaidoirie, juste quelques mots
du président pour dire si le droit a été
respecté ou non. A l'évidence, il ne l'a pas été:
les droits de la défense ont été bafoués.
Mais la cour en tiendra-t-elle compte? L' «indépendance
de la justice», invoquée face aux pressions extérieures,
est ici une notion toute relative. Ce dossier relève d'abord
d'un homme, au pouvoir depuis trente-six ans: le colonel Kadhafi.
Dès lors, trois cas de figure sont envisageables:
la confirmation de la peine capitale; un report de l'audience;
la demande d'une nouvelle enquête. L'avocat libyen des Bulgares,
Me Othman Bizanti, accorde «70% de chances» au troisième
scénario. Il permettrait au colonel de gagner du temps.
Donc de négocier. En attendant, les principaux protagonistes
- les enfants séropositifs et les accusés - sont
réduits à un rôle de figurants.
Post-scriptum
Depuis leur condamnation à mort, en mai 2004, Jacques Chirac
a vainement tenté de plaider la cause des accusés
auprès du colonel Kadhafi. D'autres personnalités
politiques européennes (l'Allemand Schröder, l'Italien
Prodi, l'Espagnol Zapatero…) et le pasteur américain
Jesse Jackson n'ont pas eu davantage de succès.
Les prisonniers de Tripoli
Dans l'attente de l'arrêt de la Cour suprême
de Libye, prévu le 15 novembre, les six accusés
sont détenus à Tripoli. Le seul homme du groupe,
le médecin palestinien Ashraf al-Hadjudj, est semble-t-il
soumis à un régime sévère. «Des
conditions terribles», affirme même Me Othman Bizanti,
l'un des avocats des infirmières bulgares.
Celles-ci bénéficient, depuis 2002,
d'un régime plus souple. Elles occupent actuellement un
quartier particulier au sein de leur prison. L'endroit comporte
deux chambres, une kitchenette, une petite cour et même
la télévision, avec les chaînes bulgares et
la BBC.
Les cinq femmes s'adonnent à la broderie,
à la cuisine, à la lecture. Leur moral est fluctuant,
les tensions sont fréquentes. Deux temps forts rythment
leur semaine: le jeudi matin, la visite du Dr Gueorguiev, le mari
de Kristiana; le dimanche, celle de l'ambassadeur de Bulgarie,
Zdravko Velev. Ce dernier apporte le ravitaillement et…
son téléphone portable. Elles peuvent alors appeler
leurs familles, dans leur pays.
Cette
expertise qui réfute le crime
Les milieux scientifiques internationaux sont
convaincus de l'innocence des infirmières bulgares et du
médecin palestinien accusés par les Libyens d'avoir
sciemment injecté le virus du sida à plus de 400
enfants, entre 1998 et 1999.
Le professeur français Luc Montagnier, codécouvreur
du virus, a enquêté en Libye. Il a notamment été
chargé, en 2003, d'effectuer, avec son confrère
italien Vittorio Colizzi, une étude épidémiologique
fondée sur des analyses moléculaires. Leurs conclusions
rejoignent celles d'autres scientifiques: la contamination serait
due aux mauvaises conditions sanitaires. Elle aurait commencé
entre 1994 et 1997, soit bien avant l'arrivée des Bulgares.
La nature de la souche infectieuse, très virulente, laisse
supposer que la diffusion du virus a débuté avec
l'hospitalisation d'un enfant ouest-africain. De mauvaises pratiques
de stérilisation, peut-être aussi la promiscuité
entre les patients, auraient entraîné la transmission
accidentelle de la souche. Les Prs Montagnier et Colizzi se plaignent
de n'avoir pas eu accès à des pièces essentielles:
des flacons saisis, selon la police, chez une infirmière
(Kristiana). La justice a tenu compte non pas de ce rapport, mais
de celui de cinq chercheurs locaux qui écartaient, eux,
l'hypothèse d'une infection nosocomiale ou l'utilisation
de matériel déjà infecté. Conséquence:
six des sept accusés ont été condamnés
à mort en 2004.
Depuis, les revues Nature et Science ont plaidé leur cause,
32 spécialistes du sida ont écrit au colonel Kadhafi…
Des démarches restées vaines. Pis, les familles
des victimes contestent le travail du Pr Montagnier et envisagent
des poursuites judiciaires contre lui.
Le temps
des négociations
La Bulgarie veut sauver ses infirmières.
Début octobre, à Paris, le ministre des Affaires
étrangères, Ivailo Kalfin, a rencontré l'un
des fils du colonel Kadhafi, Seïf al-Islam. Ce dernier est
un personnage clef en Libye. Sa fondation, vouée à
traiter des sujets sensibles, est souvent intervenue dans ce dossier
en aidant les familles des enfants malades ou en améliorant
les conditions de vie des détenues. En cas de tractations
financières - ce que Sofia a toujours refusé - elle
serait incontournable.
D'autres discussions occupent les deux pays. Sans liens, a priori,
avec les infirmières… Il est question de projets
communs, voire d'une «négociation» de la dette
libyenne à l'égard de la Bulgarie (le montant serait
de 55 millions d'euros). Bref, si ce pays ne paie pas, il fait
tout pour se rendre agréable… Sofia joue son va-tout.
Tripoli souffle le chaud et le froid. Et d'autres joueurs sont
conviés, bien malgré eux, à ce poker menteur.
L'UE, sans cesse sollicitée par la Bulgarie, semble à
la fois soucieuse d'aider ce candidat à l'adhésion
et de ménager un partenaire économique (la Libye)
riche en pétrole. Même embarras côté
américain: si George Bush soutient les Bulgares (membres
de la coalition en Irak), rien ne dit qu'il aille jusqu'à
la rupture avec des Libyens désireux d'en finir avec leur
image de terroristes.
Kadhafi, lui, peine à sortir de cette affaire. Sans doute
espère-t-il un accord financier et une prise en charge
des soins associant les pays occidentaux. Explication de Luis
Martinez, spécialiste de la Libye au Centre d'études
et de recherches internationales (Ceri, Paris): «Le colonel
cède toujours quand il n'a plus le choix. Or, pour l'instant,
les Occidentaux ont donné de la voix mais en continuant
à parler business! Si la pression monte d'un cran, il reculera.
Sinon, il laissera traîner.»
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