victimes attentat

(mardi 21 février 2006)

Kadhafi : la descendance ascendante


Grand Angle

Libye
Kadhafi : la descendance ascendante
Le retour au pays de Saadi, le footballeur jet-setteur, et la montée en puissance de l'aîné Mohammed nourrissent les spéculations sur la succession de leur père Muammar. Dans la famille, il y a aussi Aïcha, la fille gâtée, Seif el-Islam et Motassim Bilal.

Par Christophe BOLTANSKI
mardi 21 février 2006

Il ne joue plus au football ou, plutôt, au footballeur. Finis les matchs observés depuis le banc de touche, les problèmes de dos pendant les entraînements, la vie de bohème dans des palaces de province et les rêves de coupes du monde. A 32 ans, Saadi Kadhafi a renoncé à sa carrière tout juste esquissée de milieu de terrain. Après ses passages à Pérouse et Udine, deux clubs italiens, il a négocié à la fin de la saison dernière son transfert dans une autre équipe : les forces spéciales libyennes. Un changement effectué dans la plus grande discrétion.

En prenant du galon, Saadi suit les traces de son père, Muammar Kadhafi, ancien colonel tombeur de la monarchie, proclamé «Guide de la révolution» en Libye. Mais visiblement, il n'a pas encore adopté la raideur militaire qui sied à ses nouvelles occupations. Une personnalité étrangère, qui l'a rencontré récemment à Tripoli, s'en étonne encore : «Il a beaucoup de charme. Il est très souriant mais il manque d'expérience et a une tenue... un peu spéciale pour un chef des forces spéciales.» Le jeune homme l'a accueilli en jean et en santiags. L'entretien se déroulait sans doute au ministère de la Défense. Mais le visiteur n'en est pas sûr : «En Libye, vous ne savez jamais précisément où vous êtes.»

Il y a peu, Saadi Kadhafi ne jurait pourtant que par le ballon rond. Aujourd'hui, il explique à ses interlocuteurs qu'il préfère se dédier à «l'avenir de son pays». Le jeune homme a surtout agi par respect filial : son père lui a ordonné de retourner au pays pour y prendre «des responsabilités» aux contours encore flous. «Tu vaux mieux qu'un footballeur», lui a-t-il lancé.

A 63 ans, dont trente-sept passés à la tête de la Libye, Muammar Kadhafi donne des signes de lassitude. «Il commence à dire qu'il va se retirer», confie un responsable français. Celui que Ronald Reagan traitait de «chien enragé» paraît être rentré dans le rang. L'ex-socialiste qui avait officiellement aboli le salariat et la propriété privée encourage la liberté de marché. Le prophète fantasque qui trônait parmi ses amazones et multipliait les propos extravagants ­ il avait ainsi proclamé l'arabité d'un Shakespeare rebaptisé «cheikh Spire» ­, adopte dorénavant la pose d'un vieux sage africain. L'ennemi juré de l'impérialisme dit rechercher «l'amitié des Etats-Unis». Le trublion a renoncé à ses armes de destruction massive et à ses camps d'entraînement terroriste.

Le retour de Saadi au pays a relancé les rumeurs de départ de son père. A la fin des années 90, les Libyens le regardaient comme un possible dauphin. Mais depuis ses déboires sportifs, son étoile a pâli et c'est son frère cadet, Seif el-Islam, qui paraît le mieux placé dans la course à la succession. Beau gosse au sourire Colgate, il dirige une fondation qui, sous couvert d'oeuvres de bienfaisance, lui permet de conduire une diplomatie parallèle. Un autre nom revient, celui de l'aîné, Mohammed, patron discret et appliqué des télécoms, du comité olympique et de l'Automobile club. Hors compétition, il y a aussi Aïcha, la «Claudia Schiffer de Syrte» ou le cadet, Motassim Bilal, dit Hannibal, célèbre surtout pour ses frasques à Paris et ailleurs.

«Cinq Kadhafi au lieu d'un»

La question de l'après-Kadhafi peut sembler prématurée. L'intéressé, jugeant unique sa contribution à l'histoire de l'humanité, a toujours répété qu'il était irremplaçable. D'autant qu'il n'a rien à léguer puisqu'il a officiellement cédé tout son pouvoir au peuple lors de l'instauration de la Jamahiriyya, «l'Etat des masses», en 1977. Comment prendre la suite d'un souverain absolu qui prétend n'occuper aucune charge ? Une chose est sûre : jamais sa progéniture n'a été aussi présente. La blague court dans tout Tripoli : «Nous faisons beaucoup de progrès. Avant, nous avions un Kadhafi, maintenant cinq.»

En public, le colonel ne s'affiche pas avec sa famille. «Sur les photos, il prend soin d'apparaître seul. Ce n'est pas fortuit, mais volontaire», souligne un universitaire. Il règne sans partage en jouant des antagonismes entre tribus, clans et chapelles. Dans ce système traditionnel enrobé d'un vernis révolutionnaire, ses enfants lui servent à contourner un establishment dont il se méfie, à mener des actions officieuses et à renforcer son autorité. «Son virage pro-occidental, même s'il est tactique, n'a pas plu à tout le monde. Il se sent fragilisé et utilise ses fils comme une sorte de garde rapprochée», explique un homme qui l'a rencontré à multiples reprises.

Seif el-Islam, littéralement le «glaive de l'Islam», est le monsieur Bons Offices. Par le biais de sa fondation, il a joué un rôle clé dans la libération des otages de Jolo aux Philippines en 2000 (1). «Il a payé les ravisseurs», estime un diplomate. Une façon de s'attirer les bonnes grâces des Occidentaux, France en tête. Il a aussi indemnisé les familles des victimes de l'attentat contre le DC10 d'UTA. La justice française avait fixé un montant mais, dans un autre attentat aérien attribué à la Libye au-dessus de Lockerbie, les Etats-Unis ont ensuite obtenu cent fois plus pour leurs ressortissants disparus (2). Tripoli refusait de payer plus que la somme demandée par la cour d'assises de Paris. «Pour sortir de cet imbroglio, il fallait passer par une structure non-gouvernementale. Ce fut la fondation Kadhafi», raconte un bon connaisseur du dossier.

Il se veut le symbole d'une Libye moderne. Pas de boubou, d'uniforme ou de tente bédouine. Seif préfère les costumes Armani, les palaces sur Park Lane et les soirées folles à Ibiza. Son tigre, qu'il enferme dans sa ferme style Beverly Hills, près de l'aéroport de Tripoli, est sa seule touche d'exotisme. Après avoir été déclaré persona non grata par la France, pour cause d'embargo, il a étudié en Autriche où il a copiné avec le dirigeant d'extrême droite, Jörg Haider, puis à la London School of Economics. «Il adore l'Amérique et ne nous porte pas dans son coeur», regrette un businessman français.

Sa stature internationale établie, «il s'emploie depuis un an et demi à être présent à l'intérieur», selon un diplomate. Cet été, il a accueilli à sa sortie de prison un chef des Frères musulmans. Un geste envers le principal mouvement d'opposition toujours interdit. Le 1er septembre dernier, c'est lui qui a prononcé le discours marquant l'anniversaire de la révolution. Il intervient dans le choix des juges à la Cour suprême, apporte son soutien au Premier ministre réformateur, Choukri Ghanem. Il a plaidé l'innocence des infirmières bulgares accusées d'avoir inoculé le sida à des enfants libyens et a sollicité l'expertise du professeur Luc Montagnier. Mais ses propos les plus audacieux, comme son appel récent à davantage de démocratie en Méditerranée, Libye comprise, ne sont pas repris par les médias locaux et paraissent surtout à usage externe.

Jalousies et critiques

Les enfants Kadhafi déclinent les multiples facettes du père. Seif incarne son ouverture vers l'Occident et sa fille, la fidélité à son credo tiers-mondiste. Aïcha, la rebelle, a fini par masquer sa crinière blonde oxygénée sous un voile. Son projet de recherche à l'université Paris-V René- Descartes était intitulé : le Tiers-monde face à la légalité des actes du Conseil de sécurité. Un sujet brûlant au moment où son pays sortait à peine des sanctions onusiennes. «Son travail était à la fois sérieux et militant», déclare son directeur de thèse, Edmond Jouve, qui est aussi l'auteur d'un livre d'entretien avec Kadhafi père (3). Elle a rédigé sa thèse, sans la soutenir. «A cause (de l'invasion) de l'Irak, je ne crois plus au droit international», a-t-elle expliqué à son prof en 2003. Raison d'Etat : sa diatribe antiaméricaine tombait mal au moment où Tripoli normalisait ses relations avec Washington.

Aïcha, qui possède aussi sa fondation, wa al'Itassamou, (Protégez-vous !) conjugue jet-set et révolution. Elle fréquentait l'Irak de Saddam et fait partie du comité de défense de l'ex-dictateur. En juillet 2003, elle est descendue au Dorchester, l'hôtel le plus cher de Londres, et le lendemain a débarqué avec ses gardes du corps au Speaker's Corner, le coin des prophètes et des prédicateurs, à Hyde Park, pour rendre un hommage aux «combattants de la liberté» de l'Ira, l'Armée républicaine irlandaise. Une performance appréciée sans nul doute par un père conquis d'avance. «Il lui passe tout», dit-on à Tripoli.

Cette montée en puissance des enfants suscite jalousies et critiques. Leur train de vie tranche avec l'austérité proclamée du régime. «On entend des Libyens dire qu'ils s'en mettent plein les poches et abusent de la situation», confie un habitué du pays. Seif s'est ainsi offert une virée en Terre de Feu pour fêter son anniversaire, avec son avion privé. Peintre à ses heures, il expose à Berlin, Tokyo, Montréal et Paris, mais a tendance à solliciter un peu trop pesamment le sponsoring des entreprises qui commercent avec son pays. Lors de sa prestation à l'Institut du monde arabe à Paris, des firmes françaises ont dû tout payer, depuis le transport des toiles jusqu'à la réception au Crillon.

Sport et affairisme

A Pérouse, comme à Udine, Saadi occupait tout un étage dans l'hôtel le plus luxueux de la ville, avec six gardes du corps et huit accompagnateurs, son épouse, Amirah et leurs deux enfants. Une chambre était réservée à son doberman et à son dresseur. Outre ses six Mercedes blindées et son jet privé, il possédait une limousine de dix mètres de long où il venait le soir regarder des DVD sur sa télé au plasma.

Le président du club, Luciano Gaucci, «l'a engagé pour la pub», selon Valerio Picconi, un journaliste de la Gazetta dello Sporto. Mais le fils Kadhafi a aussi englouti des dizaines de millions dans le football et détient 7,5 % des parts de la Juventus de Turin, via la Libyan Arab Foreign Investment Company (Lafico), ainsi que 10 % du capital de la Triestina, une équipe de série B. Les résultats n'ont pas été à la mesure de l'investissement. Alors qu'il passait son temps sur le banc de touche, il a été testé positif à un stéroïde anabolisant en novembre 2003 et suspendu trois mois. En deux ans, il n'aura joué que quinze minutes en fin de partie, le 2 mai 2004. Un quart d'heure warholien, lors d'un match contre la Juve, en championnat d'Italie.

Sa propension à mêler sport et affairisme lui a valu les remontrances de son père. Dans un discours, le colonel a critiqué l'argent public gaspillé pour un «match de foot» après la tenue à Tripoli de la finale de la Supercoupe d'Italie. Une lubie de Saadi. A Tripoli, il dirige aussi un club, al-Ittihad. Mais après une défaite en 2004, ses gardes du corps ont ouvert le feu contre des partisans de l'équipe adverse, al-Ahli. Bilan : au moins trois morts. Par malchance, al-Ahli appartient à son frère Mohammed. Nouvelle colère paternelle. Depuis, Saadi a abandonné la présidence de la Fédération libyenne de football.

(1) 19 otages occidentaux prisonniers du groupe Abu Sayyaf ont été libérés en 2000.
(2) L'avion d'UTA avait explosé au-dessus du Niger, le Boeing de la Panam au-dessus de la ville écossaise de Lockerbie.
(3) Dans le concert des nations. Libres propos et entretiens de Muammar Kadhafi, Archipel, Paris, 2004.

Retour au menu presse 2006