LIBYE - 10 septembre 2006 - par SAMIR
GHARBI
Le 19 septembre 1989, un avion de la compagnie
française UTA explosait au-dessus du désert nigérien.
Bilan : 170 morts. Guillaume Denoix de Saint Marc, le fils de
l’une des victimes, raconte son combat pour l’établissement
de la vérité.
Choqué, traumatisé, il se réveille un
matin avec une idée fixe dans la tête : «
emmerder » les personnalités libyennes en visite
en France. Devenu l’empêcheur de tourner en rond
dans les affaires franco-libyennes, Guillaume Denoix de Saint
Marc, 26 ans au moment du drame, réussira là où
les diplomates ont échoué : faire payer les commanditaires
de l’attentat qui a coûté la vie à
son père, Jean-Henri, mort le 19 septembre 1989 dans
l’avion qui le transportait de N’Djamena à
Paris via le ciel du Ténéré… Comment
a-t-il échappé aux intrigues des uns et des autres
? Comment le « fils de la victime » a-t-il convaincu
le « fils du bourreau » d’assumer - moralement
et financièrement - les conséquences d’un
acte terroriste perpétré par les services secrets
libyens contre un symbole de l’État français
? Comment Seif el-Islam Kaddafi a-t-il fini, après trois
ans de négociations, par répondre « oui
» aux revendications du collectif représentant
les familles des 170 victimes de « l’affaire du
DC10 » ?
Guillaume raconte l’enquête qui a conduit à
la piste libyenne et à la condamnation de six agents,
dont le beau-frère de Mouammar Kaddafi, le « Guide
» suprême de la Libye, puis tous les secrets de
la négociation qu’il va engager. Son livre, Mon
père était dans le DC10, se lit comme un roman
policier. En attendant qu’il fasse l’objet d’un
film, il a été présenté par l’auteur
en personne, le 10 juin, à Tripoli. Les services libyens
ont même publié en arabe une version pirate destinée
au « Guide » et à son fils…
Tout commence donc le 19 septembre 1989… En fin d’après-midi,
la mère de Guillaume Denoix de Saint Marc s’inquiète…
Une radio a annoncé qu’on était sans nouvelles
de l’avion qui a décollé de N’Djamena,
au Tchad. Un avion que devait prendre son mari, Jean-Henri.
Nouveau directeur Afrique de la compagnie pétrolière
Total, Jean-Henri, 49 ans, est un amoureux de l’Afrique
où il a vécu avec sa famille, notamment au Nigeria,
en Ouganda et au Kenya. « Ne t’inquiète pas,
maman… tu n’es même pas sûre qu’il
s’agisse de son avion… » Cela fait longtemps
que Guillaume n’a pas vu son père. Il ne veut pas
croire aux informations de la radio. Après cinq ans de
séparation, il a hâte d’annoncer à
son père deux bonnes nouvelles : son mariage avec Emmanuelle
et son nouveau job, un poste de consultant dans une entreprise
de multimédia… « Je voulais conquérir
l’estime de mon père et l’entendre me dire
: ‘‘C’est bien mon fils, je suis fier de toi.’’
» Mais il revient vite à la réalité.
Il y a très peu d’avions dans la semaine en provenance
de N’Djamena. C’est bien celui pris par son père,
un DC10 de la compagnie UTA, le vol UT 772, qui a disparu des
écrans radars avec 170 passagers et membres d’équipage
à bord, « vraisemblablement au-dessus du Ténéré,
une région désertique du Niger », précise
la radio de façon lapidaire.
Puis les choses se précipitent. Une cellule d’urgence
est installée au ministère français des
Affaires étrangères. L’information devient
officielle au journal télévisé de 20 heures.
L’explosion a été détectée
par des satellites américains : elle a eu lieu exactement
à 14 h 59, heure de Paris. « Peu après,
la voix froide et grave d’un fonctionnaire du Quai d’Orsay
me confirme la présence de mon père dans l’avion
», raconte Guillaume. Grâce à l’US
Air Force, l’appareil et le lieu de l’explosion
ont été identifiés en temps réel.
Mais impossible de repérer le lieu exact de l’épave
en plein désert et en pleine nuit… À bord
de l’avion, il y avait plusieurs VIP, dont un ministre
tchadien, la femme d’un ambassadeur américain,
un metteur en scène, son père… À
l’aéroport Charles-de-Gaulle, le panneau d’affichage
ne veut pas admettre la vérité. Il affiche sournoisement
: « avion retardé ». Aux familles qui attendent,
les agents d’UTA demandent de bien vouloir rentrer chez
eux… Face à l’entêtement désespéré
de ces personnes, la compagnie leur réserve un espace
pour attendre les nouvelles accablantes. En tout, dix-huit nationalités
sont touchées, des hommes, des femmes, des enfants…
L’épave ne sera repérée que le lendemain,
20 septembre, par un Transall de l’armée française.
Pas de piste d’accès. Le sable est si fin qu’aucun
avion de secours ne peut atterrir. Des troupes sont dépêchées
sur place par hélicoptères. Les premières
images télévisées arrivent à Paris
: « Aucun signe de vie dans cet enfer de sable. Des débris
éparpillés sur des dizaines de kilomètres…
Seuls trois ou quatre morceaux rappellent vaguement une aile,
un moteur ou une partie du fuselage », se souvient Guillaume.
Une tragédie épouvantable pour sa mère,
ses deux sœurs, Emmanuelle et Marianne, son épouse
ainsi que pour les familles des cent soixante-neuf autres victimes
de cet attentat auxquelles il a dédié son livre.
Paradoxalement, devant cette disparition brutale, toute la
famille de Guillaume reste sans voix. « Pas de larmes,
pas de cris d’angoisse, seule la douleur sourde qui noue
l’estomac. Je me dis que ce n’est pas possible.
Pas mon père ! » Il n’y a pas, reconnaît-il,
de bonne ou de mauvaise façon d’accueillir la disparition
d’un père, d’un mari, d’un frère,
d’un fils… « Ma mère s’est levée
pour éteindre le poste radio qui diffusait le dernier
flash sur le DC10. Elle a rangé la cuisine, comme si
de rien n’était. Son sang-froid rendit l’instant
encore plus bouleversant, plus accablant. Je suis resté
inerte, incapable de ressentir autre chose qu’un grand
vide. Les conditions de la mort de mon père n’avaient
rien de tangible pour moi : je n’ai pas vu l’accident,
le corps. C’était loin, dans l’un des endroits
les plus inhospitaliers de la planète. Mais cet événement
détruisait mon monde. Sans crier gare, l’horreur
venait se greffer sur ma réalité immédiate.
À l’époque, il n’y avait aucune assistance
psychologique pour les familles des victimes. Toute la France
était au courant du crash, mais moi, j’avais envie
que tout le monde sache que j’ai perdu mon père
dans l’avion, que l’on prenne ma souffrance en considération…
»
Ce n’est pas un accident, mais un attentat… Les
enquêteurs français arrivés sur les lieux
constatent très vite la présence de traces d’explosif
sur des morceaux de métal provenant de la soute avant
de l’appareil. L’analyse des boîtes noires
révèle l’absence de problèmes techniques…
Le 23 septembre 1989, le parquet de Paris ouvre une information
judiciaire « pour assassinat et destruction volontaire
contre X ». L’instruction est confiée au
juge Jean-Louis Bruguière. Dans la tête de Guillaume,
la douleur cède la place à l’indignation,
à la colère devant « la barbarie et la lâcheté
» de ceux qui ont commandité cet attentat. Dans
les jours qui suivent le drame, plusieurs groupuscules - islamique,
tchadien… - en revendiquent la responsabilité.
Mais l’enquête minutieuse du juge Bruguière
révélera l’identité des exécutants
et des commanditaires intermédiaires. Fait exceptionnel,
il a fait acheminer dans un hangar du Bourget les débris
de l’avant de l’appareil - quinze tonnes ! - pour
les faire examiner au peigne fin par la police scientifique.
Un mois après, un morceau de valise encore souillé
d’explosif est identifié. Il va livrer deux informations
capitales pour la suite de l’enquête : la nature
de explosif - il s’agit de pentrite - et la marque de
la valise - une Samsonite. Jean-Louis Bruguière s’envole
immédiatement pour Denver, aux États-Unis, au
siège de la société Samsonite : le morceau
de valise est catégoriquement validé. Mais le
modèle a été vendu à près
de cinq mille exemplaires…
Reste à trouver l’itinéraire de la Samsonite
- on sait où elle se trouvait dans l’avion, donc
on peut savoir où elle a été embarquée
- et l’origine de l’explosif. L’avant du DC10
est alors reconstitué avec la position exacte de la valise.
On découvre ainsi que la Samsonite a été
enregistrée à l’escale de Brazzaville. S’ensuit
une traque acharnée dans la capitale congolaise. À
qui appartenait la valise ? Où a-t-elle été
achetée ? Autre indice intrigant, le juge découvre
que l’un des passagers qui devait embarquer à N’Djamena
est absent de la liste des victimes. À la dernière
minute, il ne s’est pas présenté à
l’aéroport. Il s’agit de Saleh Mahdi Mansour,
diplomate libyen en poste au Tchad…
Septembre 1990 : le coupable est identifié. Jean-Louis
Bruguière réunit, à l’occasion de
l’anniversaire de l’attentat, les familles des victimes
pour leur faire part de l’avancée de son enquête.
« Pour la première fois, je vois un homme influent
disposant d’une certaine marge de manœuvre et bien
déterminé à faire jaillir la vérité
sans se soucier de gêner la diplomatie française.
Pour la première fois, on me désigne un responsable
: la Libye. Pour la première fois, je vois un magistrat
indépendant qui se préoccupe des familles et qui
répond à leur besoin de justice, raconte Guillaume
dans son livre. Grâce à lui, j’ai pris conscience
de toute l’horreur du geste terroriste, de la volonté
de faire mourir. Je réalisais le meurtre. La résignation
et l’impuissance cèdent alors la place à
la révolte, à la colère, au besoin aigu
de connaître la vérité. Preuves à
l’appui, le juge pointe du doigt un État, avance
une cause, répond à la question : pourquoi mon
père est-il mort ? »
L’explosif est de fabrication artisanale, identique à
celui utilisé en 1985 dans un attentat à Paris
contre les magasins Marks & Spencer. Or la police connaît
l’artisan qui l’a fabriqué. Il s’appelle
Abou Ibrahim, le spécialiste palestinien des valises
piégées. Mais a-t-il travaillé pour l’Iran,
la Syrie, le Hezbollah libanais ? La réponse sera apportée
par l’enquête à Brazzaville sur l’origine
de la Samsonite. Les limiers du juge interrogent plusieurs centaines
de personnes et découvrent - après huit mois de
recherches - l’identité de l’homme qui a
remis la valise à un voyageur. Il s’agit de Bernard
Yanga, ami d’enfance d’un certain Apollinaire Mangatany,
l’une des cent soixante-dix victimes… L’audition,
le 25 juillet 1990, de Bernard Yanga permettra de remonter aux
organisateurs de l’attentat. Les deux amis travaillaient
pour le réseau de propagande libyen au Congo. Et c’est
un membre de l’ambassade libyenne à Brazza - Abdallah
Elazragh - qui avait fourni le billet d’avion et la Samsonite
neuve. Apollinaire avait pour mission de la remettre à
Tripoli, au siège de la Mathaba, nébuleuse de
propagande et de coups fourrés supervisée alors
par Abdallah Senoussi, responsable des services secrets et beau-frère
de Mouammar Kaddafi. Apollinaire ne savait pas que la valise
était piégée et qu’il n’arriverait
jamais à Paris…
Octobre 1991 : l’aide américaine. Les agents du
FBI identifient sur les photographies des débris du DC10
un fragment du minuteur de l’explosif. Pas de lien encore
avec la Libye, mais le juge Bruguière lance, avec les
preuves et indices accumulés, une série de mandats
d’arrêt internationaux contre Abdallah Senoussi,
Abdallah Elazragh et autres agents libyens « pour complicité
d’assassinat et destruction de biens immobiliers et mobiliers
par explosif… en relation avec une entreprise terroriste
». Ces accusations déclenchent un tollé
international. Le juge s’en prend ouvertement à
la Libye de Kaddafi, déjà impliquée dans
l’attentat contre l’avion américain de la
PanAm, un an avant le DC10 (affaire Lockerbie, 1988, 270 victimes).
Tripoli proteste auprès du Quai d’Orsay et suspend
la normalisation en cours avec la France. L’affaire du
DC10 dérange les intérêts français…
Mais, un mois après, le 14 novembre 1991, les États-Unis
lancent deux mandats d’arrêt contre deux suspects
libyens. Le président François Mitterrand prendra
finalement position en condamnant « les menées
terroristes de la Jamahiriya ». Mais, à la différence
de Washington, Paris n’exigera pas de Tripoli la livraison
des suspects, seulement une coopération judiciaire…
Mai 1992 : le minuteur taïwanais. Le juge se rend au siège
d’une société taïwanaise, le fabricant
présumé du minuteur. Il apprend que la commande
a été livrée à un client en Allemagne.
Là, il découvre que la société HP
Marketing avait effectivement livré, courant 1988, à
Issa el-Shibani, membre des services secrets libyens dirigés
par Moussa Koussa, des minuteurs destinés « à
l’éclairage nocturne des terrains d’aviation
dans le désert ». Un indice accablant pour la Libye.
Octobre 1992 : escale à Tripoli. À bord d’un
bateau de la marine française, un Aviso, le juge se dirige
vers Tripoli où il doit rencontrer le magistrat Mohamed
Murci pour lui remettre une commission rogatoire. Il est refoulé.
Mais suite aux pressions de l’ONU, la Libye accepte de
« contribuer à la recherche de la vérité
». Des agents de la DST sont alors reçus par leurs
homologues libyens. Inconscience ou maladresse, Senoussi leur
remet une Samsonite identique à celle embarquée
dans le DC10 en prétendant qu’elle a été
saisie chez des opposants libyens…
Septembre 1996 : la valise de Senoussi. Au septième
anniversaire de l’attentat, le juge expose dans une salle
du Palais de justice, à Paris, l’ensemble de ses
découvertes. « Après avoir parcouru les
quatre coins de la planète, il a réussi à
reconstituer l’ensemble de l’opération »,
explique Guillaume, présent avec près de cent
cinquante autres parties civiles dans le procès engagé
contre six suspects libyens. Bruguière exhibe, pour la
première fois, la fameuse valise fournie par Senoussi,
tapissée avec la même feuille de pentrite…
Et un morceau de la valise avec une trace d’explosif non
détoné. « C’est la même signature
chimique. Comme c’est une fabrication artisanale, ça
provient du même stock : les deux ont donc été
fabriquées en même temps ! » Le fragment
circule entre les parents des victimes. « Entre mes mains,
je tiens enfin l’arme du crime, la bombe qui a tué
mon père ! » se dit Guillaume.
10 mars 1999 : reconnaissance de culpabilité…
Les autorités françaises, qui veulent en finir
au plus vite, ont tout fait pour convaincre les familles des
victimes d’accepter un procès par contumace et
de ne pas exiger, comme les Américains, l’extradition
des suspects libyens. Une condamnation in abstentia et une indemnisation
symbolique feront l’affaire. Après huit ans d’enquête
judiciaire, le parquet peut enfin traiter l’affaire. Le
dossier de l’accusation est composé de vingt mille
documents regroupés en vingt-sept volumes. Deux ans seront
nécessaires pour la préparation du procès
et des plaidoiries avec la présence de la plupart des
cinq cents parties civiles et de leurs avocats. Jusqu’à
la clôture du procès, le président de la
Cour accepte l’inscription de nouvelles parties. On verra
ainsi l’un des avocats des victimes africaines profiter
des interruptions de séance pour ajouter de nouveaux
ayants droit. « Grâce à ce manège
qui nous a fait rire, un grand nombre de Tchadiens ont été
indemnisés. Ce qui ne sera pas le cas des Congolais,
très peu représentés à ce procès
», se souvient Guillaume.
Face au box des accusés vide, la cour d’assises
spéciale de Paris condamne, le 10 mars 1999, les six
agents Libyens « auteurs de l’attentat » à
la réclusion criminelle à perpétuité.
La décision sur les dommages et intérêts
est rendue trois semaines après, le 31 mars. Les représentants
des 513 ayants droit n’attendaient pas grand-chose. Définis
selon un barème prenant en compte le lien de parenté
avec la victime, les montants varient de 20 000 à 200
000 francs français (3 049 à 30 490 euros), soit
un total de 212 millions de francs (32,3 millions d’euros,
ou 36 millions de dollars) à payer à parts égales
par chacun des six condamnés.
À la surprise générale, c’est le
Trésor libyen qui effectue le virement complet au Trésor
français. Ce geste constitue une reconnaissance officielle
de la responsabilité libyenne… Mais ce sera le
dernier. Tripoli refusera d’extrader les six condamnés
alors qu’elle le fait dans l’affaire Lockerbie (avril
1999)… Washington autorise le Conseil de sécurité
de l’ONU à suspendre l’embargo imposé
à la Libye depuis 1992. Pour Paris, le dossier du DC10
est clos, Kaddafi a tenu la seule promesse écrite qu’il
a faite à Jacques Chirac en 1996 : payer les dommages
et intérêts, point final. La suspension de l’embargo
va relancer le « business » franco-libyen, tandis
que, côté américain, le procès Lockerbie
va s’engager avec, en parallèle, des négociations
secrètes sur l’indemnisation des ayants droit (sur
la base de montants cent à deux cents fois plus élevés
que dans le cas du DC10).
Avril 1999 : la colère contre la raison d’État.
Les familles des victimes du DC10 sont scandalisées par
cette forme de réparation limitée à 513
ayants droit (un sur trois) et sans l’emprisonnement des
coupables. Certaines sont écœurées, découragées.
D’autres s’insurgent contre la « raison d’État
» qui défend les intérêts de la France
en Libye. Ainsi naît, sous l’impulsion de Guillaume,
le Collectif « Les familles du DC10 d’UTA en colère
! » Objectif : déjouer les calculs politiciens
des uns et des autres en mobilisant le maximum d’ayants
droit en France, en Afrique et ailleurs pour obtenir justice.
Aidés en cela par l’activisme… du fils de
Mouammar Kaddafi en personne, Seif el-Islam. Il offrira, sans
le savoir, la première occasion au collectif d’agir
contre les « intérêts libyens en France ».
Février 2002 : vers le dénouement. Les relations
franco-libyennes se réchauffent en ce mois de février
avec l’ouverture des liaisons aériennes directes
entre Tripoli et Paris… Seif el-Islam arrive justement
dans le premier avion pour fêter cet heureux événement
par une exposition de ses peintures, une série de conférences
et de rencontres… Celle avec Guillaume n’était
pas dans son programme, mais elle sera décisive pour
le dénouement de l’affaire du DC10. Le 26 février
2002, Guillaume lui lance ce cri improvisé, mais ô
combien chargé de colère : « My father was
in the DC10 ! » Interloqué, le fils de Kaddafi
ouvrira les yeux sur le dossier. Avec l’envie d’en
finir.
À partir de ce jour-là, Seif el-Islam multipliera
les invitations et les contacts téléphoniques
avec Guillaume. Deux équipes de juristes se feront face
jusqu’au bout. Elles surmonteront tous les obstacles et
toutes les oppositions avant d’aboutir, le 9 janvier 2004,
à un accord « honorable » et « juste
» : la Libye accepte de s’acquitter de ses obligations
à l’égard de tous les ayants droit, avec
un traitement égal quelle que soit la nationalité
de la victime (1 million de dollars par personne). Pendant deux
ans, le Collectif se mobilise pour retrouver les ayants droit
et les faire adhérer au mouvement de contestation qui
s’élargit aux manifestations de rue, notamment
devant le Quai d’Orsay (à l’occasion de la
tenue de la commission mixte franco-libyenne) et sur la place
des Invalides. « Un tissu de correspondants dispersés
aux quatre coins du globe se démènent pour relayer
l’action du Collectif et maintenir la pression médiatique
sur les négociateurs et les autorités des deux
pays », explique Guillaume, qui est désormais entouré
d’Emmanuelle (son épouse, juriste), de Valéry
(son cousin, avocat et arbitre en droit international), de Danièle,
Brigitte, Pierre-François, Elvire, Olga, Charles, Mana
Toukour, Gabrièle, Félix… chacun ayant perdu
un ou plusieurs membres de sa famille dans l’attentat.
Les Libyens s’interrogent : « Ce Guillaume Denoix
de Saint Marc est-il la personne clé pour négocier
? A-t-il le soutien du chef de l’État français
? » Ils apprendront que « ce Guillaume » n’est
pas intéressé par l’argent - il a rejeté
toutes leurs avances -, mais par le combat symbolique : obtenir
un geste de compassion de la Jamahiriya. Et ce ne sera que plus
tard, après l’annonce de la transaction de l’affaire
Lockerbie (avril 2003), que l’aspect financier remontera
à la surface : 10 millions de dollars par victime de
Lockerbie, contre quelques milliers pour chacune de celles du
DC10, l’équivalent de ce qui est accordé
pour un accident de la route ! La diplomatie française
est piquée au vif. Elle n’a plus d’autre
choix que de soutenir le combat de Guillaume et de son collectif.
Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères,
exige un traitement « équitable »…
Les protestations devant les bâtiments officiels libyens
à Paris - ambassade, consulat, siège de la compagnie
aérienne - se multiplient. Distribution de tracts, immense
banderole où sont inscrits les noms des 170 victimes…
Seif el-Islam donne un coup d’accélérateur
au processus de négociations entre les représentants
de sa propre fondation caritative (celle qui versera l’argent)
et ceux du Collectif. Il les invite même, le 12 juillet
2003, à son domicile de Tripoli avec ses mots de bienvenue
: « Welcome in my home » (voir l’extrait).
Août 2003 : le mobile de l’attentat. Les vraies
négociations s’ouvrent. Avec l’objectif pour
la Libye d’obtenir la levée définitive de
l’embargo par le Conseil de sécurité de
l’ONU. Un terrain d’entente est trouvé (accord
Fondation-Collectif, suivi par un accord de gouvernement à
gouvernement).
Dernière bévue libyenne : les négociateurs
de la Fondation dévoilent le mobile de l’attentat
en réclamant, en échange, le versement par la
France d’une compensation de 1 million de dollars aux
familles des deux aviateurs… libyens abattus en 1983 par
les chasseurs français au moment où ils s’apprêtaient
à bombarder la capitale N’Djamena. « Votre
pays est intervenu dans un conflit qui ne le concernait pas.
C’était entre les Tchadiens et nous », déclare
un Libyen lors d’un des rounds de négociation tenu
au siège de la Fondation Kaddafi, à Tripoli. L’attentat
contre le DC10 serait donc un acte de vengeance contre l’État
français coupable d’avoir contrecarré les
menées libyennes au Tchad. Guillaume répond tout
de suite : « C’est entendu, je veux bien qu’on
indemnise ces familles, mais à condition qu’il
soit bien spécifié dans notre accord que c’est
en représailles au fait d’armes français
de 1983 que l’attentat contre le DC10 a été
perpétré par la Libye. » De l’autre
côté de la table, observe Guillaume, « les
Libyens se troublent, s’affolent et abandonnent »
vite cette comparaison dangereuse pour eux… Le 12 septembre
2003, l’accord définitif est scellé entre
la France et la Libye, le montant de l’indemnisation restant
toutefois à fixer. Aussitôt après, le Conseil
de sécurité de l’ONU lève ses sanctions
contre la Libye. Aucune mention ne sera jamais faite en public
de l’épisode tchadien…
Il faudra encore dix rounds de négociation à
Tripoli et à Paris pour aboutir, le 11 décembre
2003, à un accord global sur le montant des réparations
(1 million de dollars par victime) et les modalités de
leur versement. Il sera dûment signé le 9 janvier
2004 à Paris. À la fin de juin 2006, toutes les
familles des victimes identifiées ont accepté
l’indemnisation en mettant fin à toute poursuite
judiciaire contre la Libye. Sauf les ayants droit de sept victimes
américaines, qui poursuivent, à ce jour, leurs
revendications aux États-Unis en vue d’obtenir
une compensation vingt-cinq fois plus importante… Quant
aux mandats d’arrêt internationaux lancés
contre les six condamnés libyens, ils demeurent théoriquement
en vigueur jusqu’au 19 septembre 2019.
Dans l’antre de l’« ennemi
»
LIBYE - 10 septembre 2006 -
Extrait du livre "Mon père
était dans le DC10", Guillaume Denoix de Saint Marc
avec la collaboration de Candice Bal, Editions Privé,
mai 2006.
Coup de théâtre ! Seif el-Islam annonce vouloir
nous recevoir à Tripoli. La Fondation Kaddafi tient à
nous offrir le voyage. Nous déclinons l’offre poliment.
Le 12 juillet, départ à 4 heures du matin de Roissy.
Une fois dans l’avion, nous sommes fébriles. «
Enfin ! C’est parti ! » À Rome, nous prenons
la correspondance pour Tripoli. […] L’avion se pose
à Tripoli vers midi. L’ambassadeur (Jean-Jacques
Beaussou) nous accueille au pied de l’avion. Avant de
nous conduire à sa résidence, il nous emmène
déjeuner au Corinthia, l’un des hôtels les
plus fameux de la capitale. Nous mangeons face à la Méditerranée,
que découvre l’immense baie vitrée du restaurant…
En attendant que nos interlocuteurs se manifestent, nous affûtons
nos arguments. Aux alentours de 18 heures, l’intendant
nous annonce l’arrivée de visiteurs. « Enfin,
me dis-je, ça commence. » Mais je suis un peu déçu
: les deux hommes ne se présentent pas et ont une tenue
plutôt décontractée. « Avant toute
chose, nous aimerions que vous inscriviez vos noms, professions
et adresses sur un papier. Dès que ce document sera prêt,
vous nous préviendrez à ce numéro et nous
viendrons le chercher. » Quelques minutes plus tard, nous
les rappelons. « Merci, quelqu’un passera prendre
l’enveloppe demain matin. » À ce rythme-là,
on n’en a pas fini… Le lendemain vers 11 heures,
une voiture vient en effet la récupérer.
[…] Toute la journée n’est qu’une
longue et désespérante attente où j’enchaîne
thé à la menthe sur thé à la menthe
en regardant ma montre toutes les trente secondes. Vers 19 heures,
l’heure du dîner approche. Toujours rien. Le silence
de la Fondation Kaddafi commence vraiment à me stresser.
Nous passons à table aux environs de 21 heures quand
le téléphone retentit. « Une communication
pour Monsieur Denoix de Saint Marc… » Je me précipite
sur le combiné. En anglais, un homme m’annonce
qu’une voiture va venir nous prendre dans dix minutes
[…].
Une grosse BMW attend à la porte de la résidence.
Le chauffeur nous invite à monter. Nous traversons Tripoli
à vive allure, atteignons les limites de la ville, là
où commence le désert, et nous engageons sur une
autoroute. Les lumières de la capitale libyenne disparaissent
derrière nous. Au bout d’un certain temps, la voiture
s’arrête puis, sans se soucier de celles qui pourraient
arriver en sens inverse, traverse les six voies. Nous nous retrouvons
face à un 4x4 à l’arrêt et quelques
soldats. Le véhicule, un pick-up Toyota équipé
d’une mitrailleuse, surveille visiblement l’entrée
d’un chemin. Notre voiture s’engage au pas dans
ce sentier aménagé en plein désert, bordé
de deux rangées de barbelés.
Après quelques kilomètres, la voiture s’immobilise.
On a d’abord du mal à discerner quoi que ce soit
de la masse sombre qui se dresse devant nous. Notre chauffeur
fait un appel de phares et une lumière aveuglante jaillit
soudain de deux énormes projecteurs placés en
hauteur. Quelques hommes en tenue militaire s’approchent.
Ils assurent très vraisemblablement la surveillance des
lieux et portent des kalachnikovs en bandoulière.
Un large portail s’ouvre lentement. Notre véhicule
roule au pas et s’engage dans une allée. Progressivement,
la végétation apparaît. À mesure
que nous roulons, l’idée que l’on se fait
d’une oasis dans le désert prend forme sous nos
yeux. La route s’ouvre sur un jardin qui nous semble,
dans la nuit, vaste et luxuriant. Et là, inattendue,
s’élève une villa de style années
1930 dont les fenêtres sont ornées de vitraux multicolores
faiblement éclairés.
L’atmosphère est lourde. Nous avons un peu l’impression
de nous être engagés dans l’antre de l’ennemi.
Un jeune homme se dirige vers nous, habillé en jean et
tee-shirt blanc. « Welcome in my home ! » nous dit
Seif el-Islam tandis que nous descendons de la voiture.
Nous le suivons à travers le jardin plongé dans
l’obscurité. Il nous conduit vers un grand parasol
blanc sous lequel, autour d’une table en teck, sont installés
cinq ou six hommes. Nous prenons place.
[…] Soudain, nous entendons des rugissements de fauves.
J’interroge notre hôte : Ce sont des lions ? «
Oh non ! Ce sont mes tigres… et ils ont faim ! »
ajoute-t-il, un peu narquois. « Je suis un amoureux des
félins, j’ai fait construire une ménagerie
derrière la maison. » Il propose de nous les montrer,
ce qui nous aurait plu en d’autres circonstances, mais
nous refusons, l’heure étant au travail et à
rien d’autre…