victimes attentat

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(Dimanche 18 mai 2003)

Le dauphin qui n'ose pas dire son nom

Obsédé par son rêve d'Union africaine, le « Guide » libyen envisage, dit-on, de confier progressivement les rênes du pouvoir à son fils cadet. Celui-ci jure qu'il n'en est rien, mais a d'ores et déjà pris en charge la politique d'ouverture vers l'Occident.

 

Seïf el-Islam Kaddafi a tout pour séduire : sa jeunesse - il n'a que 30 ans -, ses allures de play-boy, son charisme... Dans une société libyenne fermée, austère et conservatrice, le fils cadet de Mouammar Kaddafi ne craint pas de se montrer extraverti, communicatif et résolument moderne. Avec son crâne rasé (pour camoufler un début de calvitie ?) et ses vêtements à la dernière mode londonienne, on jurerait un joueur de football ou une star de cinéma. Mais c'est une image d'intello qu'il aime à donner de lui-même. À l'en croire, il raffole des philosophes allemands.
Diplômé d'architecture - on lui attribue la conception de nombreux bâtiments publics libyens, ce qui, bien entendu, reste à vérifier - et de l'International Business School de Vienne, en Autriche, Seïf el-Islam prépare actuellement un doctorat en sciences politiques à la prestigieuse London School of Economics. Ses concitoyens voient en lui le possible successeur de son père : le Guide de la Jamahiriya serait, paraît-il, tenté de lui céder la direction des affaires du pays, afin de se consacrer entièrement à son grand rêve d'Union africaine. Les diplomates en poste à Tripoli disent de lui qu'« il a de l'avenir, de l'influence et les faveurs de son père ».

Seïf el-Islam ne cesse de répéter qu'il n'occupe aucun poste officiel au sein du gouvernement, et que, n'étant « ni roi, ni président, ni Premier ministre », son père n'a « aucune charge à transmettre à un quelconque héritier ». Sa seule ambition, jure-t-il, n'est pas de gouverner mais d'enseigner les sciences politiques. « Écrire un livre ou un article sur les affaires internationales, cela vaut mieux que de s'époumoner au Parlement, et c'est plus utile », déclarait-il, en juillet 2002, au quotidien britannique The Guardian. Pourtant, la presse arabe s'obstine à le présenter comme le futur numéro un : son activisme politique, à la vérité fort peu discret, laisse augurer une succession à la syrienne.

C'est au cours de l'été 2000 que, pour la première fois, le fils du Guide est apparu sur le devant de la scène internationale. La Kaddafi International Foundation for Charitable Associations (Kifca), qu'il préside, a en effet joué un rôle décisif dans la libération des otages occidentaux détenus dans l'île de Jolo, aux Philippines, par le groupe islamiste Abou Sayyaf. Ayant personnellement dirigé les négociations (conduites, sur place, par l'ancien diplomate Rajab el-Zarrouk), Seïf el-Islam a été sollicité par les médias du monde entier. Souriant et élégant, il est apparu très à l'aise dans son nouveau rôle de porte-parole officieux d'un pays en quête de respectabilité.

Depuis le déclenchement de la guerre d'Afghanistan, en octobre 2001, Seïf el-Islam s'efforce de favoriser le rapatriement de centaines de familles d'« Arabes afghans », qui, partis combattre les Soviétiques, se sont laissé entraîner dans les eaux troubles de l'activisme islamiste, dans les rangs d'el-Qaïda ou dans ceux des talibans. Des milliers de femmes et d'enfants réfugiés dans les régions frontalières entre l'Afghanistan, le Pakistan et l'Iran ont ainsi pu regagner leurs pays d'origine, grâce au soutien logistique et financier de la Kifca.

En février 2002, Seïf el-Islam débarque dans la capitale française à bord d'un Airbus A-300-600 de la Libyan Arab Airlines, inaugurant ainsi la reprise des vols hebdomadaires entre Tripoli et Paris, suspendus depuis quatorze ans. Par la même occasion, il donne une conférence à l'Institut français des relations internationales (Ifri) et assiste au vernissage de sa première exposition personnelle, à l'Institut du monde arabe. Sponsorisé par dix compagnies pétrolières présentes en Libye (dont la française TotalFinaElf, l'italienne Agip et l'espagnole Repsol), l'accrochage réunit une vingtaine de tableaux, figuratifs et abstraits, inspirés par la vie dans le désert. Les critiques d'art ne sont certes pas bouleversés, mais l'escapade parisienne de Seïf el-Islam n'en marque pas moins une spectaculaire amélioration des relations entre les deux pays. Celles-ci avaient beaucoup souffert de l'attentat contre un DC-10 d'UTA, la défunte compagnie aérienne, au-dessus du Niger, en septembre 1989 (170 morts), dont les enquêteurs français attribuaient la responsabilité aux services libyens. Pour Seïf el-Islam, ce voyage est une sorte de revanche, les autorités françaises lui ayant, dans les années quatre-vingt-dix, refusé un visa d'études. « Je n'ai plus aucune réserve personnelle quant à la reprise des relations avec la France », déclare-t-il à j.a./l'intelligent (n° 2148).

Trois mois plus tard, il se rend pour la première fois à Londres, où il fut longtemps persona non grata. Accompagné d'Ahmed Kadhaf el-Dam, cousin de son père et ancien chef des services libyens, qui fait office de conseiller, et d'une suite nombreuse, il vient témoigner dans le procès en diffamation que, deux mois auparavant, il a intenté au quotidien Sunday Telegraph. Celui-ci l'avait qualifié de « non-conformiste peu fiable » et accusé d'avoir aidé à distribuer de la fausse monnaie en Iran (sic)... Seïf el-Islam gagnera son procès et le journal devra reconnaître qu'il a été manipulé par une source anonyme travaillant pour un « service de renseignements occidental ». Commentaire de l'intéressé, dans un entretien avec le journaliste iranien Amir Taheri : « Je suis convaincu que la plupart des accusations calomnieuses proférées à l'encontre de mon pays, et en particulier de mon père, pourraient être réfutées de la même manière. »

Parallèlement, dans plusieurs déclarations à la presse britannique, Seïf el-Islam révèle que son pays est disposé à indemniser les familles des victimes de l'attentat de Lockerbie, en 1988 (270 morts). « Cette offre ne vient pas du gouvernement libyen, mais d'un groupe d'hommes d'affaires agissant pour leur propre compte », précise-t-il.

Le 29 août 2002, à la veille de la célébration du 33e anniversaire de l'accession de Mouammar Kaddafi au pouvoir, la fondation de Seïf el-Islam annonce avoir obtenu la libération de soixante-cinq prisonniers politiques. Certains étaient incarcérés depuis plus de vingt ans. « Il ne reste plus dans les prisons libyennes que des hommes dont la libération constituerait une menace pour la société », précise le porte-parole de la fondation. L'allusion vise, à l'évidence, les détenus islamistes.

La Kifca est également très impliquée dans l'aide aux Palestiniens. En 2002, elle a ainsi versé 230 000 euros à une école pour handicapés, à Gaza. Par ailleurs, elle a obtenu que Tripoli prenne en charge les frais d'hospitalisation d'un certain nombre de victimes de l'Intifada soignées dans divers établissements égyptiens et jordaniens (12,5 millions d'euros) et réussi à faire transférer, au profit d'institutions palestiniennes basées à Jérusalem, une somme de 6,3 millions de dollars collectée auprès de la population mais bloquée par la bureaucratie libyenne.

Jouant à fond la carte de la défense des droits de l'homme, la Kifca lance, au mois de janvier dernier, une campagne internationale contre la torture au Moyen-Orient. « Cette opération, qui bénéficie de l'appui de nombreuses organisations internationales, commencera par la Libye et se prolongera pendant toute l'année 2003 », déclare Jomaa Atiga, le secrétaire général de la fondation. Au programme : des campagnes de sensibilisation, des rencontres internationales, des visites d'inspection dans des centres carcéraux, des enquêtes sur des cas de torture dénoncés, des cycles de formation à l'intention des agents des forces de l'ordre, etc. (voir J.A.I. n° 2192).

Tout cela est évidemment très nouveau. Reste à déterminer si l'engagement de la Jamahiriya, qui préside la commission spécialisée de l'ONU mais refuse de légaliser l'Association libyenne des droits de l'homme, est véritablement sincère. On pourrait être tenté d'en douter, mais il semble bien que Seïf el-Islam soit résolu à faire des questions humanitaires la pierre angulaire des changements qu'il espère imposer dans son pays. Sans doute avec l'aval de son père.

Quoi qu'il en soit, Kaddafi Jr. a annoncé, début mars, la création d'un Fonds de la paix doté d'un capital de 2,7 milliards de dollars. Objectif : indemniser les familles des victimes des attentats attribués à la Libye, notamment ceux de Lockerbie et de Berlin-Ouest (en 1986). Ce fonds sera alimenté par une importante contribution de l'État libyen, ainsi que par des dons de diverses entreprises libyennes et américaines désireuses de rétablir une coopération économique normale entre les deux pays (voir J.A.I. n° 2201).

Pour la Libye, cela revient à reconnaître l'implication de plusieurs de ses ressortissants dans les attentats, mais non celle de l'État. Une sorte de responsabilité civile, en somme. Développée à de nombreuses reprises par Seïf el-Islam, cette nouvelle approche a rendu possible la signature, le 11 mars, à Londres, d'un projet d'accord en vue de l'indemnisation des victimes américaines de l'attentat de Lockerbie, projet confirmé, le 29 avril, par le gouvernement (voir J.A.I. n° 2208). Côté américain, c'est William Burns, le secrétaire d'État adjoint, qui a apposé sa signature. Une page est-elle vraiment en train de se tourner dans les tumultueuses relations entre la Libye et les Occidentaux ? Il est sans doute prématuré de l'affirmer, mais, indiscutablement, Seïf el-Islam y travaille.

Sur le plan personnel, le jeune homme aurait pourtant quelques raisons de se montrer amer. Enfant, il a connu les bombardements américains sur Tripoli (en 1986) et, par la suite, les terribles sanctions imposées à son pays par l'ONU (1992-1999). Mais ce qu'il trouve peut-être le plus injuste, c'est d'avoir été refusé par la plupart des grandes universités occidentales. « Oui, je leur en ai beaucoup voulu, a-t-il confié au quotidien The Guardian. L'Occident a tout fait pour m'empêcher de faire des études. En France, au Canada, en Suisse ou en Australie, partout les autorisations nécessaires m'ont été refusées sous le seul prétexte que je suis le fils du colonel Kaddafi. C'est de la discrimination pure et simple. Je ne suis pas rancunier, mais je n'oublierai jamais la manière dont j'ai été traité. Ces pays-là ne m'ont pas fait de cadeau et je saurai m'en souvenir. »

Seïf el-Islam admet volontiers que les relations de son pays avec l'Occident sont difficiles. Et que la politique de son père n'y est pas pour rien. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le soutien apporté par la Libye à des pays comme l'Afrique du Sud, l'Ouganda, le Zimbabwe, la Namibie ou le Nicaragua lui a valu d'être considérée comme un État terroriste par les Américains. « Nous avons été en conflit avec le Nord et avec le Sud, avec l'Est et avec l'Ouest, reconnaît-il. Cela n'a pas été facile, mais c'est du passé. Désormais, nous coopérons avec tous les pays occidentaux. Même le Canada et les États-Unis sont prêts à engager avec nous de nouvelles relations. Nous entrons dans une période de détente. » Cette dernière phrase ressemble presque à un programme politique.


Dans une lettre adressée, début mars, à Chas Freeman Jr., un ancien secrétaire adjoint à la Défense (1993-1994) qui préside aujourd'hui le Middle East Policy Council, un cabinet de lobbying spécialisé dans le Moyen-Orient, Seïf el-Islam propose aux États-Unis de tourner définitivement la page du « terrorisme libyen ». « Nous ne considérons plus votre pays comme le Grand Satan, mais comme un Grand Frère, et reconnaissons le rôle particulier que lui confère son statut de superpuissance », écrit-il, avant de souligner qu'« aucune action terroriste n'a été imputée à la Libye » depuis 1990. C'est précisément cette année-là que Seïf el-Islam a fait ses premiers pas en politique. Coïncidence ? Peut-être.

Ridha Kéfi

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