victimes attentat

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(vendredi 9 janvier 2004)

RÉCIT
Colère, dialogues, menaces, pressions politiques : deux ans de dures négociations avec les familles

LE MONDE | 09.01.04 | 18h14

Il aura fallu onze sessions de travail pour que les victimes obtiennent réparation.

Au commencement est la "colère", dit Guillaume Denoix de Saint Marc, le porte-parole du collectif des familles des victimes de l'attentat qui a visé le DC-10 d'UTA en septembre 1989 au-dessus du Niger. Cette visite que Seïf Al-Islam Kadhafi, le fils et présumé dauphin du colonel Mouammar Kadhafi effectue à Paris en cette fin février 2002 est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Les pouvoirs publics et la Libye considèrent que le jugement rendu en mars 1999 par la cour d'assises de Paris solde les comptes. Les familles des victimes sont "choquées". "Elles ont le sentiment d'avoir été lâchées par le gouvernement français et flouées. A l'ONU, la France a voté en août 1999 la suspension des sanctions imposées en 1992 à la Libye. A l'automne 2001, le ministre de la coopération, Charles Josselin, a effectué une visite à Tripoli." Les relations franco-libyennes sont en voie de normalisation.

Premiers contacts, un début d'ouverture.

Alors, avec Françoise Rudetski, présidente de l'association SOS-Attentats, dont il est lui-même membre, M. de Saint Marc - qui a perdu son père dans l'attentat -, son épouse Emmanuelle et Béatrice Castelneaux, la sœur d'une autre victime, "s'invitent" à une conférence de Seïf Al-Islam Kadhafi à l'Institut français des relations internationales. Seïf Al-Islam centre son intervention sur les relations franco-libyennes. Il évoque l'affaire du DC-10, pour dire que le dossier est désormais clos.

Lorsque la parole est donnée à un public "largement acquis", Françoise Rudetski intervient "sur un ton plutôt agressif. Elle est huée par la salle, mais Seïf Al-Islam a l'intelligence de demander qu'on la laisse parler ; puis, ayant redit que le dossier était clos, il n'exclut pas l'éventualité de le rouvrir", se souvient M. de Saint Marc. Il poursuit : "J'attends que la salle se vide, et lorsque Seïf Al-Islam et son entourage arrivent à ma hauteur je lui dis : "My father was in the DC-10" -mon père était dans le DC-10-. Il y eut un blanc, un moment de silence et j'ajoute : "Pour moi le dossier n'est pas clos", puis je tends ma carte de visite à l'un des membres de l'entourage de Seïf Al-Islam Kadhafi."

Le lendemain, en marge d'une autre conférence de presse du fils Kadhafi, M. de Saint Marc se manifeste à nouveau. Vingt-quatre heures plus tard, il reçoit un coup de fil l'invitant à se rendre dans un grand hôtel parisien pour discuter. Son interlocuteur principal est Mounzer Ramadan, dont il ignore, alors, qu'il est le secrétaire général de la Fondation Kadhafi. L'entretien dure deux heures. Guillaume de Saint Marc "explique pourquoi les familles des victimes éprouvent un sentiment d'injustice." Ainsi s'engage une négociation qui durera près de deux ans et qui, au terme de onze sessions de travail et maintes péripéties vient d'aboutir, ce 8 janvier, au règlement définitif de l'affaire.

Lors de cette première prise de contact, les collaborateurs du fils Kadhafi "sont à l'écoute, témoignent du respect. Ils comprennent que le deuil des familles nécessite un geste de reconnaissance et de réparation, une demande de pardon. Ils expriment leur frustration pour les jugements rendus par contumace, se disent scandalisés par la mise en accusation du colonel Kadhafi, qui sonne à leurs oreilles comme une insulte. Mais ils nous invitent à nous rendre à Tripoli, tous frais payés par la Fondation Kadhafi pour discuter avec les interlocuteurs de notre choix."

"Euphorique" après cette rencontre qu'il considère comme un début d'"ouverture", M. de Saint Marc joint Mme Rudetski pour l'en informer, mais se heurte à une "certaine agressivité". Quarante-huit heures plus tard, à la demande de la présidente de SOS-Attentats, les statuts de l'association sont modifiés pour interdire à quiconque de s'engager unilatéralement dans une négociation.

Printemps 2002, naissance d'un collectif.

Contactées par M. de Saint Marc, les familles des victimes ont une réaction positive. Dès le mois de mars 2002, le collectif des familles des victimes voit le jour. En dépit des tensions, il se veut "complémentaire" de SOS-Attentats. Par le biais d'intermédiaires, le président Jacques Chirac et le premier ministre Lionel Jospin sont informés de la prise de contact. "Le printemps 2002 est consacré à la sensibilisation des pouvoirs publics français et à la prise de contact avec l'ensemble des familles des victimes", indique M. de Saint Marc.

Et lorsque Dominique de Villepin devient ministre des affaires étrangères, toujours au printemps 2002, "il comprend très vite la situation". Au cours d'une visite en Libye, le 18 octobre, il obtient de Tripoli la prise en compte du préjudice moral des ayants droit qui ne s'étaient pas portés partie civile en 1999 et l'indemnisation de ceux qui se manifesteraient, sur la base des dédommagements versés aux autres, dès lors que la justice se prononcerait.

Printemps-été 2003, agit-prop et projet de protocole d'accord.

De mars à juillet, le collectif maintient le contact avec Tripoli via l'ambassadeur libyen auprès de l'Unesco. Les 21 et 22 octobre, à l'occasion de la réunion de la commission mixte franco-libyenne, le collectif et SOS-Attentats se mobilisent : des manifestations sont organisées devant le ministère des affaires étrangères, le centre des conférences internationales où se tiennent les réunions, le Sénat où le chef de la diplomatie libyenne, Abdelrahman Chalgam, est reçu.

En mai 2003, devant les comptoirs de la Libyan Arab Airlines à l'aéroport d'Orly, et ceux de la Afriqiya Airlines à Roissy, des familles déroulent une banderole portant les noms des cent soixante-dix victimes. Des tracts sont distribués aux voyageurs, "dont les autorités libyennes peuvent connaître l'existence et la teneur dès l'arrivée de l'appareil".

L'agit-prop continue : de nouvelles protestations sont organisées en juin 2003, en particulier à l'occasion d'une conférence de presse que Saadi Kadhafi, un autre fils du colonel, tient le 11 juin à Paris à propos d'activités sportives - il est le patron de l'équipe nationale de football. Le 26, le collectif se "fait inviter" à un colloque du Centre français du commerce extérieur sur le thème : "Libye : parler vrai sur les opportunités du marché libyen". Le résultat est encourageant : "une bonne couverture médiatique", qui rappelle le souvenir du DC-10 à l'opinion publique, et une "sensibilisation efficace des pouvoirs publics".

Plus encourageant encore : la Fondation Kadhafi invite le collectif à se rendre à Tripoli pour une réunion de travail. Guillaume de Saint Marc, son épouse et leur cousin et néanmoins avocat du collectif, Valéry Denoix de Saint Marc, y vont à leurs propres frais le 12 juillet. Les pourparlers durent jusqu'au 15. Du 10 au 12 août, nouvelle réunion à Tripoli en la présence de Seïf Al-Islam. Un projet de protocole d'accord est conclu, dont les termes seront toutefois modifiés dix jours plus tard, à l'occasion d'une nouvelle rencontre à Tripoli, à laquelle est associée, à la demande du Quai d'Orsay, SOS-Attentats, en la personne de Mme Rudetski et de l'avocat de l'association, Me Francis Szpiner. La session prend fin le 24 août.

Automne 2003, l'affaire Lockerbie et la levée des sanctions.

Une autre session, qui devait avoir lieu deux jours plus tard est annulée à la demande des Libyens. Retour à Tripoli le 30 août, pour une quatrième session de travail. Les Britanniques veulent soumettre au vote du Conseil de sécurité un projet de résolution pour la levée des sanctions imposées à la Libye, après le règlement de l'affaire Lockerbie, le 13 août. La France demande un délai et prévient qu'elle mettra son veto si l'affaire du DC-10 n'est pas réglée. Une cinquième rencontre a lieu à Tripoli les 10 et 11 septembre. Un accord "de principe" est conclu.

Le lendemain, l'ONU vote la levée des sanctions. Il y aura encore cinq sessions de travail. La onzième sera la bonne. Du côté français, les pourparlers ont été entièrement conduits par les de Saint Marc, et les pouvoirs publics étaient tenus régulièrement informés. "Le ministère des affaires étrangères a aussi fait du très bon travail", dit M. de Saint Marc. Du côté libyen, malgré la bonne volonté, la négociation était soumise aux tiraillements entre les différents courants du pouvoir politique. D'où les revers et les rétractations. Il garde de Seïf Al-Islam une impression favorable : l'image d'un homme "qui ne veut pas être éclaboussé par le passé libyen, qui veut résoudre les problèmes et donner une nouvelle image de la Libye". Il dit que le directeur exécutif de la Fondation, Saleh Abdel Salam, et son équipe, auxquels se sont joints les deux juristes qui avaient traité l'affaire Lockerbie, ont "toujours été compréhensifs et respectueux".

Mouna Naïm

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 10.01.04

 

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