victimes attentat

(dimanche 18 décembre 2005)

DC-10 d’UTA : justice à deux vitesses

LIBYE - 18 décembre 2005 - par SAMIR GHARBI

Les juges français ont accédé à la demande de leurs compatriotes et rejeté la plainte déposée contre la Libye par près d’un millier d’Africains.

En rendant leur verdict, le 7 décembre à 13 h 30, les juges du tribunal de grande instance de Paris n'ont probablement pas mesuré la gravité de leur décision. En rejetant la plainte de près de mille Africains contre la Libye au sujet de l'attentat contre le DC-10 de la compagnie française UTA, ils ont provoqué la stupeur, l'indignation et la colère parmi tous ceux qui ont suivi cette affaire depuis 1989. Leur verdict est tombé au moment où la France officielle demande à ses enseignants d'expliquer aux élèves les « bienfaits » de la colonisation, où les compagnies pétrolières occidentales courtisent le colonel Kaddafi... Comment et pourquoi en est-on arrivé là ? Quels sont les tenants et les aboutissants de ce procès contre la Libye ? Que peuvent faire les Africains ?

Après avoir dressé la liste nominative des 1 350 plaignants (138 pages sur 176), les juges ont prononcé un verdict en complète contradiction avec celui du 31 mars 1999... Ils ont rendu justice aux 258 plaignants français et à une centaine d'autres parties civiles étrangères, mais se sont déclarés incompétents pour les 1 000 autres plaignants étrangers, pour la plupart africains subsahariens. Avec pour arguments : l'attentat a été commis par des étrangers (Libyens), en territoire étranger (Niger) et contre un avion appartenant à des étrangers (une société américaine). En 1999, les juges avaient interprété autrement leurs pouvoirs sur la base des mêmes textes législatifs...

Rappel des faits : le 19 septembre 1989, le vol 772 d'UTA, qui devait assurer la liaison Brazzaville-Paris, explose au-dessus du Ténéré, au Niger. Les 170 personnes à bord - passagers et membres d'équipage - trouvent la mort. De 18 nationalités différentes (certains ayant une double ou une triple nationalité), elles se répartissent comme suit : 88 d'Afrique (non compris 11 naturalisés français), dont Congo-Brazzaville (48), Tchad (25), Cameroun (5), RD Congo (3), Centrafrique (2), Mali (2), Algérie (1), Maroc (1) et Sénégal (1) ; 54 de France (y compris les 11 naturalisés africains) et 28 d'autres pays : Italie (9), États-Unis (8), Royaume-Uni (4), Canada (3), Suisse (2), Belgique (1) et Grèce (1).

Menée tambour battant, l'enquête du juge d'instruction Jean-Louis Bruguière aboutit à l'inculpation de six agents libyens. Mobile du crime : Tripoli voulait se venger de la France qui avait aidé le Tchad à battre militairement la Libye. Les dirigeants libyens ont beau nier, ils acceptent le verdict de la justice française prononcé le 31 mars 1999. Six agents libyens sont condamnés par contumace à la prison à perpétuité : Abdallah Senoussi (beau-frère de Kaddafi), Abdallah Elazragh, Ibrahim Naeli, Arbas Musbah, Issa Shibani et Abdelsalam Hammouda. Tripoli refuse de les extrader, mais accepte de verser immédiatement des indemnités à la compagnie UTA et aux familles des victimes (environ 500 ayants droit sur 2 500) qui avaient déposé plainte au civil. Ces dernières reçoivent une indemnité variant de 1 500 à 30 000 euros par ayant droit selon le degré de parenté avec la victime.

Mais ce verdict ne satisfait pas certaines familles, qui tiennent à une condamnation plus ferme de l'État libyen, voire de son « Guide suprême », le colonel Mouammar Kaddafi. Un « collectif des familles du DC-10 en colère » est constitué par le fils de Jean-Henri Denoix de Saint Marc, alors directeur général Afrique de la compagnie Total. Guillaume Denoix de Saint Marc, 41 ans, et son épouse ont pu mobiliser les proches de 157 victimes, dont 93 africaines. Au bout d'un combat harassant, le collectif obtient de la Libye - précisément du fils de Kaddafi, Seïf el-Islam - une reconnaissance de la responsabilité de son pays et une indemnisation financière plus importante : 1 million de dollars par victime, quelle que soit sa nationalité. Les 170 millions de dollars sont versés à une Fondation créée à cet effet pour recevoir et vérifier les dossiers, répartir et reverser l'indemnité aux ayants droit. Moins de deux ans après la signature de cet accord, le 9 janvier 2004 à Paris, tous les dossiers ont été reçus, sauf ceux des victimes américaines, lesquelles ont préféré poursuivre leur action judiciaire aux États-Unis (ils réclament au moins dix fois plus d'argent).

En effet, l'accord de janvier 2004 n'est pas exclusif de toutes autres poursuites. Certaines des parties civiles avaient même entamé, dès 2001, des démarches en France contre la Libye - l'État et les six accusés - dans la même logique que le procès de 1999. L'extinction de cette procédure n'interviendra qu'en mars 2019. Le verdict du 7 décembre 2005 concerne donc cette seconde procédure. Il a été rendu complexe par le retournement de la Libye et... par la nouvelle lecture faite par les juges de l'article 14 du nouveau code de procédure civile.

Pour comprendre le verdict, il faut préciser que la Libye a changé de position au cours de cette procédure : jusqu'au 14 mai 2003, elle a accepté d'indemniser toutes les victimes sans exception (selon les écrits transmis à la justice). Tentant de diviser les familles - qui faisaient monter la pression contre elle -, elle s'est rétractée par la suite. Ainsi, toutes les parties civiles (15 françaises et 100 étrangères), déclarées avant cette date, ont obtenu gain de cause le 7 décembre 2005 (premier volet). Les ayants droit qui se sont greffés sur cette procédure après le 14 mai 2003 ont été divisés, par les juges, en deux catégories : les Français (243) ont obtenu une condamnation de la Libye, mais pas les étrangers (environ 1 000). Pourquoi cette distinction ? Pour les Africains, les juges ont fait du « racisme ». Pour certains avocats, les juges ont appliqué la loi à la lettre : ayant découvert que l'avion d'UTA appartenait en fait à une compagnie américaine (il était loué à UTA) et face à la rétractation de Tripoli, les parties civiles étrangères n'avaient plus le droit de porter plainte en France, mais dans leur pays d'origine...

« Je comprends la colère des Africains. Les juges leur ont fait une seconde violence au lieu de favoriser une sortie honorable. Ils ont fait preuve de ségrégation entre les victimes », estime un proche du dossier. Les Africains se retrouvent démunis : ils peuvent engager une procédure de « contredit » - avant le 22 décembre - contre ce verdict, en arguant du précédent jugement de 1999. Mais cette nouvelle affaire risque de prendre du temps, au moins un an. En attendant, ils ne pourront pas encaisser le million de dollars d'indemnisation, sauf à abandonner cette procédure longue, coûteuse et à l'issue incertaine. Ils sortent au moins avec un réconfort : les juges ont, dans le premier volet de leur verdict, condamné l'État libyen et ses six ressortissants contre lesquels le mandat d'arrêt international est toujours en vigueur.

 

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