victimes attentat

(dimanche 10 septembre 2006)

Sur la piste libyenne


LIBYE - 10 septembre 2006 - par SAMIR GHARBI

Le 19 septembre 1989, un avion de la compagnie française UTA explosait au-dessus du désert nigérien. Bilan : 170 morts. Guillaume Denoix de Saint Marc, le fils de l’une des victimes, raconte son combat pour l’établissement de la vérité.

Choqué, traumatisé, il se réveille un matin avec une idée fixe dans la tête : « emmerder » les personnalités libyennes en visite en France. Devenu l’empêcheur de tourner en rond dans les affaires franco-libyennes, Guillaume Denoix de Saint Marc, 26 ans au moment du drame, réussira là où les diplomates ont échoué : faire payer les commanditaires de l’attentat qui a coûté la vie à son père, Jean-Henri, mort le 19 septembre 1989 dans l’avion qui le transportait de N’Djamena à Paris via le ciel du Ténéré… Comment a-t-il échappé aux intrigues des uns et des autres ? Comment le « fils de la victime » a-t-il convaincu le « fils du bourreau » d’assumer - moralement et financièrement - les conséquences d’un acte terroriste perpétré par les services secrets libyens contre un symbole de l’État français ? Comment Seif el-Islam Kaddafi a-t-il fini, après trois ans de négociations, par répondre « oui » aux revendications du collectif représentant les familles des 170 victimes de « l’affaire du DC10 » ?

Guillaume raconte l’enquête qui a conduit à la piste libyenne et à la condamnation de six agents, dont le beau-frère de Mouammar Kaddafi, le « Guide » suprême de la Libye, puis tous les secrets de la négociation qu’il va engager. Son livre, Mon père était dans le DC10, se lit comme un roman policier. En attendant qu’il fasse l’objet d’un film, il a été présenté par l’auteur en personne, le 10 juin, à Tripoli. Les services libyens ont même publié en arabe une version pirate destinée au « Guide » et à son fils…

Tout commence donc le 19 septembre 1989… En fin d’après-midi, la mère de Guillaume Denoix de Saint Marc s’inquiète… Une radio a annoncé qu’on était sans nouvelles de l’avion qui a décollé de N’Djamena, au Tchad. Un avion que devait prendre son mari, Jean-Henri. Nouveau directeur Afrique de la compagnie pétrolière Total, Jean-Henri, 49 ans, est un amoureux de l’Afrique où il a vécu avec sa famille, notamment au Nigeria, en Ouganda et au Kenya. « Ne t’inquiète pas, maman… tu n’es même pas sûre qu’il s’agisse de son avion… » Cela fait longtemps que Guillaume n’a pas vu son père. Il ne veut pas croire aux informations de la radio. Après cinq ans de séparation, il a hâte d’annoncer à son père deux bonnes nouvelles : son mariage avec Emmanuelle et son nouveau job, un poste de consultant dans une entreprise de multimédia… « Je voulais conquérir l’estime de mon père et l’entendre me dire : ‘‘C’est bien mon fils, je suis fier de toi.’’ » Mais il revient vite à la réalité. Il y a très peu d’avions dans la semaine en provenance de N’Djamena. C’est bien celui pris par son père, un DC10 de la compagnie UTA, le vol UT 772, qui a disparu des écrans radars avec 170 passagers et membres d’équipage à bord, « vraisemblablement au-dessus du Ténéré, une région désertique du Niger », précise la radio de façon lapidaire.

Puis les choses se précipitent. Une cellule d’urgence est installée au ministère français des Affaires étrangères. L’information devient officielle au journal télévisé de 20 heures. L’explosion a été détectée par des satellites américains : elle a eu lieu exactement à 14 h 59, heure de Paris. « Peu après, la voix froide et grave d’un fonctionnaire du Quai d’Orsay me confirme la présence de mon père dans l’avion », raconte Guillaume. Grâce à l’US Air Force, l’appareil et le lieu de l’explosion ont été identifiés en temps réel. Mais impossible de repérer le lieu exact de l’épave en plein désert et en pleine nuit… À bord de l’avion, il y avait plusieurs VIP, dont un ministre tchadien, la femme d’un ambassadeur américain, un metteur en scène, son père… À l’aéroport Charles-de-Gaulle, le panneau d’affichage ne veut pas admettre la vérité. Il affiche sournoisement : « avion retardé ». Aux familles qui attendent, les agents d’UTA demandent de bien vouloir rentrer chez eux… Face à l’entêtement désespéré de ces personnes, la compagnie leur réserve un espace pour attendre les nouvelles accablantes. En tout, dix-huit nationalités sont touchées, des hommes, des femmes, des enfants…

L’épave ne sera repérée que le lendemain, 20 septembre, par un Transall de l’armée française. Pas de piste d’accès. Le sable est si fin qu’aucun avion de secours ne peut atterrir. Des troupes sont dépêchées sur place par hélicoptères. Les premières images télévisées arrivent à Paris : « Aucun signe de vie dans cet enfer de sable. Des débris éparpillés sur des dizaines de kilomètres… Seuls trois ou quatre morceaux rappellent vaguement une aile, un moteur ou une partie du fuselage », se souvient Guillaume. Une tragédie épouvantable pour sa mère, ses deux sœurs, Emmanuelle et Marianne, son épouse ainsi que pour les familles des cent soixante-neuf autres victimes de cet attentat auxquelles il a dédié son livre.

Paradoxalement, devant cette disparition brutale, toute la famille de Guillaume reste sans voix. « Pas de larmes, pas de cris d’angoisse, seule la douleur sourde qui noue l’estomac. Je me dis que ce n’est pas possible. Pas mon père ! » Il n’y a pas, reconnaît-il, de bonne ou de mauvaise façon d’accueillir la disparition d’un père, d’un mari, d’un frère, d’un fils… « Ma mère s’est levée pour éteindre le poste radio qui diffusait le dernier flash sur le DC10. Elle a rangé la cuisine, comme si de rien n’était. Son sang-froid rendit l’instant encore plus bouleversant, plus accablant. Je suis resté inerte, incapable de ressentir autre chose qu’un grand vide. Les conditions de la mort de mon père n’avaient rien de tangible pour moi : je n’ai pas vu l’accident, le corps. C’était loin, dans l’un des endroits les plus inhospitaliers de la planète. Mais cet événement détruisait mon monde. Sans crier gare, l’horreur venait se greffer sur ma réalité immédiate. À l’époque, il n’y avait aucune assistance psychologique pour les familles des victimes. Toute la France était au courant du crash, mais moi, j’avais envie que tout le monde sache que j’ai perdu mon père dans l’avion, que l’on prenne ma souffrance en considération… »

Ce n’est pas un accident, mais un attentat… Les enquêteurs français arrivés sur les lieux constatent très vite la présence de traces d’explosif sur des morceaux de métal provenant de la soute avant de l’appareil. L’analyse des boîtes noires révèle l’absence de problèmes techniques… Le 23 septembre 1989, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire « pour assassinat et destruction volontaire contre X ». L’instruction est confiée au juge Jean-Louis Bruguière. Dans la tête de Guillaume, la douleur cède la place à l’indignation, à la colère devant « la barbarie et la lâcheté » de ceux qui ont commandité cet attentat. Dans les jours qui suivent le drame, plusieurs groupuscules - islamique, tchadien… - en revendiquent la responsabilité. Mais l’enquête minutieuse du juge Bruguière révélera l’identité des exécutants et des commanditaires intermédiaires. Fait exceptionnel, il a fait acheminer dans un hangar du Bourget les débris de l’avant de l’appareil - quinze tonnes ! - pour les faire examiner au peigne fin par la police scientifique. Un mois après, un morceau de valise encore souillé d’explosif est identifié. Il va livrer deux informations capitales pour la suite de l’enquête : la nature de explosif - il s’agit de pentrite - et la marque de la valise - une Samsonite. Jean-Louis Bruguière s’envole immédiatement pour Denver, aux États-Unis, au siège de la société Samsonite : le morceau de valise est catégoriquement validé. Mais le modèle a été vendu à près de cinq mille exemplaires…

Reste à trouver l’itinéraire de la Samsonite - on sait où elle se trouvait dans l’avion, donc on peut savoir où elle a été embarquée - et l’origine de l’explosif. L’avant du DC10 est alors reconstitué avec la position exacte de la valise. On découvre ainsi que la Samsonite a été enregistrée à l’escale de Brazzaville. S’ensuit une traque acharnée dans la capitale congolaise. À qui appartenait la valise ? Où a-t-elle été achetée ? Autre indice intrigant, le juge découvre que l’un des passagers qui devait embarquer à N’Djamena est absent de la liste des victimes. À la dernière minute, il ne s’est pas présenté à l’aéroport. Il s’agit de Saleh Mahdi Mansour, diplomate libyen en poste au Tchad…

Septembre 1990 : le coupable est identifié. Jean-Louis Bruguière réunit, à l’occasion de l’anniversaire de l’attentat, les familles des victimes pour leur faire part de l’avancée de son enquête. « Pour la première fois, je vois un homme influent disposant d’une certaine marge de manœuvre et bien déterminé à faire jaillir la vérité sans se soucier de gêner la diplomatie française. Pour la première fois, on me désigne un responsable : la Libye. Pour la première fois, je vois un magistrat indépendant qui se préoccupe des familles et qui répond à leur besoin de justice, raconte Guillaume dans son livre. Grâce à lui, j’ai pris conscience de toute l’horreur du geste terroriste, de la volonté de faire mourir. Je réalisais le meurtre. La résignation et l’impuissance cèdent alors la place à la révolte, à la colère, au besoin aigu de connaître la vérité. Preuves à l’appui, le juge pointe du doigt un État, avance une cause, répond à la question : pourquoi mon père est-il mort ? »

L’explosif est de fabrication artisanale, identique à celui utilisé en 1985 dans un attentat à Paris contre les magasins Marks & Spencer. Or la police connaît l’artisan qui l’a fabriqué. Il s’appelle Abou Ibrahim, le spécialiste palestinien des valises piégées. Mais a-t-il travaillé pour l’Iran, la Syrie, le Hezbollah libanais ? La réponse sera apportée par l’enquête à Brazzaville sur l’origine de la Samsonite. Les limiers du juge interrogent plusieurs centaines de personnes et découvrent - après huit mois de recherches - l’identité de l’homme qui a remis la valise à un voyageur. Il s’agit de Bernard Yanga, ami d’enfance d’un certain Apollinaire Mangatany, l’une des cent soixante-dix victimes… L’audition, le 25 juillet 1990, de Bernard Yanga permettra de remonter aux organisateurs de l’attentat. Les deux amis travaillaient pour le réseau de propagande libyen au Congo. Et c’est un membre de l’ambassade libyenne à Brazza - Abdallah Elazragh - qui avait fourni le billet d’avion et la Samsonite neuve. Apollinaire avait pour mission de la remettre à Tripoli, au siège de la Mathaba, nébuleuse de propagande et de coups fourrés supervisée alors par Abdallah Senoussi, responsable des services secrets et beau-frère de Mouammar Kaddafi. Apollinaire ne savait pas que la valise était piégée et qu’il n’arriverait jamais à Paris…

Octobre 1991 : l’aide américaine. Les agents du FBI identifient sur les photographies des débris du DC10 un fragment du minuteur de l’explosif. Pas de lien encore avec la Libye, mais le juge Bruguière lance, avec les preuves et indices accumulés, une série de mandats d’arrêt internationaux contre Abdallah Senoussi, Abdallah Elazragh et autres agents libyens « pour complicité d’assassinat et destruction de biens immobiliers et mobiliers par explosif… en relation avec une entreprise terroriste ». Ces accusations déclenchent un tollé international. Le juge s’en prend ouvertement à la Libye de Kaddafi, déjà impliquée dans l’attentat contre l’avion américain de la PanAm, un an avant le DC10 (affaire Lockerbie, 1988, 270 victimes). Tripoli proteste auprès du Quai d’Orsay et suspend la normalisation en cours avec la France. L’affaire du DC10 dérange les intérêts français… Mais, un mois après, le 14 novembre 1991, les États-Unis lancent deux mandats d’arrêt contre deux suspects libyens. Le président François Mitterrand prendra finalement position en condamnant « les menées terroristes de la Jamahiriya ». Mais, à la différence de Washington, Paris n’exigera pas de Tripoli la livraison des suspects, seulement une coopération judiciaire…

Mai 1992 : le minuteur taïwanais. Le juge se rend au siège d’une société taïwanaise, le fabricant présumé du minuteur. Il apprend que la commande a été livrée à un client en Allemagne. Là, il découvre que la société HP Marketing avait effectivement livré, courant 1988, à Issa el-Shibani, membre des services secrets libyens dirigés par Moussa Koussa, des minuteurs destinés « à l’éclairage nocturne des terrains d’aviation dans le désert ». Un indice accablant pour la Libye.

Octobre 1992 : escale à Tripoli. À bord d’un bateau de la marine française, un Aviso, le juge se dirige vers Tripoli où il doit rencontrer le magistrat Mohamed Murci pour lui remettre une commission rogatoire. Il est refoulé. Mais suite aux pressions de l’ONU, la Libye accepte de « contribuer à la recherche de la vérité ». Des agents de la DST sont alors reçus par leurs homologues libyens. Inconscience ou maladresse, Senoussi leur remet une Samsonite identique à celle embarquée dans le DC10 en prétendant qu’elle a été saisie chez des opposants libyens…

Septembre 1996 : la valise de Senoussi. Au septième anniversaire de l’attentat, le juge expose dans une salle du Palais de justice, à Paris, l’ensemble de ses découvertes. « Après avoir parcouru les quatre coins de la planète, il a réussi à reconstituer l’ensemble de l’opération », explique Guillaume, présent avec près de cent cinquante autres parties civiles dans le procès engagé contre six suspects libyens. Bruguière exhibe, pour la première fois, la fameuse valise fournie par Senoussi, tapissée avec la même feuille de pentrite… Et un morceau de la valise avec une trace d’explosif non détoné. « C’est la même signature chimique. Comme c’est une fabrication artisanale, ça provient du même stock : les deux ont donc été fabriquées en même temps ! » Le fragment circule entre les parents des victimes. « Entre mes mains, je tiens enfin l’arme du crime, la bombe qui a tué mon père ! » se dit Guillaume.

10 mars 1999 : reconnaissance de culpabilité… Les autorités françaises, qui veulent en finir au plus vite, ont tout fait pour convaincre les familles des victimes d’accepter un procès par contumace et de ne pas exiger, comme les Américains, l’extradition des suspects libyens. Une condamnation in abstentia et une indemnisation symbolique feront l’affaire. Après huit ans d’enquête judiciaire, le parquet peut enfin traiter l’affaire. Le dossier de l’accusation est composé de vingt mille documents regroupés en vingt-sept volumes. Deux ans seront nécessaires pour la préparation du procès et des plaidoiries avec la présence de la plupart des cinq cents parties civiles et de leurs avocats. Jusqu’à la clôture du procès, le président de la Cour accepte l’inscription de nouvelles parties. On verra ainsi l’un des avocats des victimes africaines profiter des interruptions de séance pour ajouter de nouveaux ayants droit. « Grâce à ce manège qui nous a fait rire, un grand nombre de Tchadiens ont été indemnisés. Ce qui ne sera pas le cas des Congolais, très peu représentés à ce procès », se souvient Guillaume.

Face au box des accusés vide, la cour d’assises spéciale de Paris condamne, le 10 mars 1999, les six agents Libyens « auteurs de l’attentat » à la réclusion criminelle à perpétuité. La décision sur les dommages et intérêts est rendue trois semaines après, le 31 mars. Les représentants des 513 ayants droit n’attendaient pas grand-chose. Définis selon un barème prenant en compte le lien de parenté avec la victime, les montants varient de 20 000 à 200 000 francs français (3 049 à 30 490 euros), soit un total de 212 millions de francs (32,3 millions d’euros, ou 36 millions de dollars) à payer à parts égales par chacun des six condamnés.

À la surprise générale, c’est le Trésor libyen qui effectue le virement complet au Trésor français. Ce geste constitue une reconnaissance officielle de la responsabilité libyenne… Mais ce sera le dernier. Tripoli refusera d’extrader les six condamnés alors qu’elle le fait dans l’affaire Lockerbie (avril 1999)… Washington autorise le Conseil de sécurité de l’ONU à suspendre l’embargo imposé à la Libye depuis 1992. Pour Paris, le dossier du DC10 est clos, Kaddafi a tenu la seule promesse écrite qu’il a faite à Jacques Chirac en 1996 : payer les dommages et intérêts, point final. La suspension de l’embargo va relancer le « business » franco-libyen, tandis que, côté américain, le procès Lockerbie va s’engager avec, en parallèle, des négociations secrètes sur l’indemnisation des ayants droit (sur la base de montants cent à deux cents fois plus élevés que dans le cas du DC10).

Avril 1999 : la colère contre la raison d’État. Les familles des victimes du DC10 sont scandalisées par cette forme de réparation limitée à 513 ayants droit (un sur trois) et sans l’emprisonnement des coupables. Certaines sont écœurées, découragées. D’autres s’insurgent contre la « raison d’État » qui défend les intérêts de la France en Libye. Ainsi naît, sous l’impulsion de Guillaume, le Collectif « Les familles du DC10 d’UTA en colère ! » Objectif : déjouer les calculs politiciens des uns et des autres en mobilisant le maximum d’ayants droit en France, en Afrique et ailleurs pour obtenir justice. Aidés en cela par l’activisme… du fils de Mouammar Kaddafi en personne, Seif el-Islam. Il offrira, sans le savoir, la première occasion au collectif d’agir contre les « intérêts libyens en France ».

Février 2002 : vers le dénouement. Les relations franco-libyennes se réchauffent en ce mois de février avec l’ouverture des liaisons aériennes directes entre Tripoli et Paris… Seif el-Islam arrive justement dans le premier avion pour fêter cet heureux événement par une exposition de ses peintures, une série de conférences et de rencontres… Celle avec Guillaume n’était pas dans son programme, mais elle sera décisive pour le dénouement de l’affaire du DC10. Le 26 février 2002, Guillaume lui lance ce cri improvisé, mais ô combien chargé de colère : « My father was in the DC10 ! » Interloqué, le fils de Kaddafi ouvrira les yeux sur le dossier. Avec l’envie d’en finir.

À partir de ce jour-là, Seif el-Islam multipliera les invitations et les contacts téléphoniques avec Guillaume. Deux équipes de juristes se feront face jusqu’au bout. Elles surmonteront tous les obstacles et toutes les oppositions avant d’aboutir, le 9 janvier 2004, à un accord « honorable » et « juste » : la Libye accepte de s’acquitter de ses obligations à l’égard de tous les ayants droit, avec un traitement égal quelle que soit la nationalité de la victime (1 million de dollars par personne). Pendant deux ans, le Collectif se mobilise pour retrouver les ayants droit et les faire adhérer au mouvement de contestation qui s’élargit aux manifestations de rue, notamment devant le Quai d’Orsay (à l’occasion de la tenue de la commission mixte franco-libyenne) et sur la place des Invalides. « Un tissu de correspondants dispersés aux quatre coins du globe se démènent pour relayer l’action du Collectif et maintenir la pression médiatique sur les négociateurs et les autorités des deux pays », explique Guillaume, qui est désormais entouré d’Emmanuelle (son épouse, juriste), de Valéry (son cousin, avocat et arbitre en droit international), de Danièle, Brigitte, Pierre-François, Elvire, Olga, Charles, Mana Toukour, Gabrièle, Félix… chacun ayant perdu un ou plusieurs membres de sa famille dans l’attentat.

Les Libyens s’interrogent : « Ce Guillaume Denoix de Saint Marc est-il la personne clé pour négocier ? A-t-il le soutien du chef de l’État français ? » Ils apprendront que « ce Guillaume » n’est pas intéressé par l’argent - il a rejeté toutes leurs avances -, mais par le combat symbolique : obtenir un geste de compassion de la Jamahiriya. Et ce ne sera que plus tard, après l’annonce de la transaction de l’affaire Lockerbie (avril 2003), que l’aspect financier remontera à la surface : 10 millions de dollars par victime de Lockerbie, contre quelques milliers pour chacune de celles du DC10, l’équivalent de ce qui est accordé pour un accident de la route ! La diplomatie française est piquée au vif. Elle n’a plus d’autre choix que de soutenir le combat de Guillaume et de son collectif. Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, exige un traitement « équitable »… Les protestations devant les bâtiments officiels libyens à Paris - ambassade, consulat, siège de la compagnie aérienne - se multiplient. Distribution de tracts, immense banderole où sont inscrits les noms des 170 victimes… Seif el-Islam donne un coup d’accélérateur au processus de négociations entre les représentants de sa propre fondation caritative (celle qui versera l’argent) et ceux du Collectif. Il les invite même, le 12 juillet 2003, à son domicile de Tripoli avec ses mots de bienvenue : « Welcome in my home » (voir l’extrait).

Août 2003 : le mobile de l’attentat. Les vraies négociations s’ouvrent. Avec l’objectif pour la Libye d’obtenir la levée définitive de l’embargo par le Conseil de sécurité de l’ONU. Un terrain d’entente est trouvé (accord Fondation-Collectif, suivi par un accord de gouvernement à gouvernement).

Dernière bévue libyenne : les négociateurs de la Fondation dévoilent le mobile de l’attentat en réclamant, en échange, le versement par la France d’une compensation de 1 million de dollars aux familles des deux aviateurs… libyens abattus en 1983 par les chasseurs français au moment où ils s’apprêtaient à bombarder la capitale N’Djamena. « Votre pays est intervenu dans un conflit qui ne le concernait pas. C’était entre les Tchadiens et nous », déclare un Libyen lors d’un des rounds de négociation tenu au siège de la Fondation Kaddafi, à Tripoli. L’attentat contre le DC10 serait donc un acte de vengeance contre l’État français coupable d’avoir contrecarré les menées libyennes au Tchad. Guillaume répond tout de suite : « C’est entendu, je veux bien qu’on indemnise ces familles, mais à condition qu’il soit bien spécifié dans notre accord que c’est en représailles au fait d’armes français de 1983 que l’attentat contre le DC10 a été perpétré par la Libye. » De l’autre côté de la table, observe Guillaume, « les Libyens se troublent, s’affolent et abandonnent » vite cette comparaison dangereuse pour eux… Le 12 septembre 2003, l’accord définitif est scellé entre la France et la Libye, le montant de l’indemnisation restant toutefois à fixer. Aussitôt après, le Conseil de sécurité de l’ONU lève ses sanctions contre la Libye. Aucune mention ne sera jamais faite en public de l’épisode tchadien…

Il faudra encore dix rounds de négociation à Tripoli et à Paris pour aboutir, le 11 décembre 2003, à un accord global sur le montant des réparations (1 million de dollars par victime) et les modalités de leur versement. Il sera dûment signé le 9 janvier 2004 à Paris. À la fin de juin 2006, toutes les familles des victimes identifiées ont accepté l’indemnisation en mettant fin à toute poursuite judiciaire contre la Libye. Sauf les ayants droit de sept victimes américaines, qui poursuivent, à ce jour, leurs revendications aux États-Unis en vue d’obtenir une compensation vingt-cinq fois plus importante… Quant aux mandats d’arrêt internationaux lancés contre les six condamnés libyens, ils demeurent théoriquement en vigueur jusqu’au 19 septembre 2019.

 

Dans l’antre de l’« ennemi »

LIBYE - 10 septembre 2006 -

Extrait du livre "Mon père était dans le DC10", Guillaume Denoix de Saint Marc avec la collaboration de Candice Bal, Editions Privé, mai 2006.

Coup de théâtre ! Seif el-Islam annonce vouloir nous recevoir à Tripoli. La Fondation Kaddafi tient à nous offrir le voyage. Nous déclinons l’offre poliment. Le 12 juillet, départ à 4 heures du matin de Roissy. Une fois dans l’avion, nous sommes fébriles. « Enfin ! C’est parti ! » À Rome, nous prenons la correspondance pour Tripoli. […] L’avion se pose à Tripoli vers midi. L’ambassadeur (Jean-Jacques Beaussou) nous accueille au pied de l’avion. Avant de nous conduire à sa résidence, il nous emmène déjeuner au Corinthia, l’un des hôtels les plus fameux de la capitale. Nous mangeons face à la Méditerranée, que découvre l’immense baie vitrée du restaurant…

En attendant que nos interlocuteurs se manifestent, nous affûtons nos arguments. Aux alentours de 18 heures, l’intendant nous annonce l’arrivée de visiteurs. « Enfin, me dis-je, ça commence. » Mais je suis un peu déçu : les deux hommes ne se présentent pas et ont une tenue plutôt décontractée. « Avant toute chose, nous aimerions que vous inscriviez vos noms, professions et adresses sur un papier. Dès que ce document sera prêt, vous nous préviendrez à ce numéro et nous viendrons le chercher. » Quelques minutes plus tard, nous les rappelons. « Merci, quelqu’un passera prendre l’enveloppe demain matin. » À ce rythme-là, on n’en a pas fini… Le lendemain vers 11 heures, une voiture vient en effet la récupérer.

[…] Toute la journée n’est qu’une longue et désespérante attente où j’enchaîne thé à la menthe sur thé à la menthe en regardant ma montre toutes les trente secondes. Vers 19 heures, l’heure du dîner approche. Toujours rien. Le silence de la Fondation Kaddafi commence vraiment à me stresser. Nous passons à table aux environs de 21 heures quand le téléphone retentit. « Une communication pour Monsieur Denoix de Saint Marc… » Je me précipite sur le combiné. En anglais, un homme m’annonce qu’une voiture va venir nous prendre dans dix minutes […].

Une grosse BMW attend à la porte de la résidence. Le chauffeur nous invite à monter. Nous traversons Tripoli à vive allure, atteignons les limites de la ville, là où commence le désert, et nous engageons sur une autoroute. Les lumières de la capitale libyenne disparaissent derrière nous. Au bout d’un certain temps, la voiture s’arrête puis, sans se soucier de celles qui pourraient arriver en sens inverse, traverse les six voies. Nous nous retrouvons face à un 4x4 à l’arrêt et quelques soldats. Le véhicule, un pick-up Toyota équipé d’une mitrailleuse, surveille visiblement l’entrée d’un chemin. Notre voiture s’engage au pas dans ce sentier aménagé en plein désert, bordé de deux rangées de barbelés.

Après quelques kilomètres, la voiture s’immobilise. On a d’abord du mal à discerner quoi que ce soit de la masse sombre qui se dresse devant nous. Notre chauffeur fait un appel de phares et une lumière aveuglante jaillit soudain de deux énormes projecteurs placés en hauteur. Quelques hommes en tenue militaire s’approchent. Ils assurent très vraisemblablement la surveillance des lieux et portent des kalachnikovs en bandoulière.

Un large portail s’ouvre lentement. Notre véhicule roule au pas et s’engage dans une allée. Progressivement, la végétation apparaît. À mesure que nous roulons, l’idée que l’on se fait d’une oasis dans le désert prend forme sous nos yeux. La route s’ouvre sur un jardin qui nous semble, dans la nuit, vaste et luxuriant. Et là, inattendue, s’élève une villa de style années 1930 dont les fenêtres sont ornées de vitraux multicolores faiblement éclairés.

L’atmosphère est lourde. Nous avons un peu l’impression de nous être engagés dans l’antre de l’ennemi. Un jeune homme se dirige vers nous, habillé en jean et tee-shirt blanc. « Welcome in my home ! » nous dit Seif el-Islam tandis que nous descendons de la voiture.

Nous le suivons à travers le jardin plongé dans l’obscurité. Il nous conduit vers un grand parasol blanc sous lequel, autour d’une table en teck, sont installés cinq ou six hommes. Nous prenons place.

[…] Soudain, nous entendons des rugissements de fauves. J’interroge notre hôte : Ce sont des lions ? « Oh non ! Ce sont mes tigres… et ils ont faim ! » ajoute-t-il, un peu narquois. « Je suis un amoureux des félins, j’ai fait construire une ménagerie derrière la maison. » Il propose de nous les montrer, ce qui nous aurait plu en d’autres circonstances, mais nous refusons, l’heure étant au travail et à rien d’autre…

Retour au menu presse 2006