LIBYE - 10 septembre 2006 - par SAMIR 
                  GHARBI
                Le 19 septembre 1989, un avion de la compagnie 
                  française UTA explosait au-dessus du désert nigérien. 
                  Bilan : 170 morts. Guillaume Denoix de Saint Marc, le fils de 
                  l’une des victimes, raconte son combat pour l’établissement 
                  de la vérité.
                Choqué, traumatisé, il se réveille un 
                  matin avec une idée fixe dans la tête : « 
                  emmerder » les personnalités libyennes en visite 
                  en France. Devenu l’empêcheur de tourner en rond 
                  dans les affaires franco-libyennes, Guillaume Denoix de Saint 
                  Marc, 26 ans au moment du drame, réussira là où 
                  les diplomates ont échoué : faire payer les commanditaires 
                  de l’attentat qui a coûté la vie à 
                  son père, Jean-Henri, mort le 19 septembre 1989 dans 
                  l’avion qui le transportait de N’Djamena à 
                  Paris via le ciel du Ténéré… Comment 
                  a-t-il échappé aux intrigues des uns et des autres 
                  ? Comment le « fils de la victime » a-t-il convaincu 
                  le « fils du bourreau » d’assumer - moralement 
                  et financièrement - les conséquences d’un 
                  acte terroriste perpétré par les services secrets 
                  libyens contre un symbole de l’État français 
                  ? Comment Seif el-Islam Kaddafi a-t-il fini, après trois 
                  ans de négociations, par répondre « oui 
                  » aux revendications du collectif représentant 
                  les familles des 170 victimes de « l’affaire du 
                  DC10 » ? 
                Guillaume raconte l’enquête qui a conduit à 
                  la piste libyenne et à la condamnation de six agents, 
                  dont le beau-frère de Mouammar Kaddafi, le « Guide 
                  » suprême de la Libye, puis tous les secrets de 
                  la négociation qu’il va engager. Son livre, Mon 
                  père était dans le DC10, se lit comme un roman 
                  policier. En attendant qu’il fasse l’objet d’un 
                  film, il a été présenté par l’auteur 
                  en personne, le 10 juin, à Tripoli. Les services libyens 
                  ont même publié en arabe une version pirate destinée 
                  au « Guide » et à son fils…
                Tout commence donc le 19 septembre 1989… En fin d’après-midi, 
                  la mère de Guillaume Denoix de Saint Marc s’inquiète… 
                  Une radio a annoncé qu’on était sans nouvelles 
                  de l’avion qui a décollé de N’Djamena, 
                  au Tchad. Un avion que devait prendre son mari, Jean-Henri. 
                  Nouveau directeur Afrique de la compagnie pétrolière 
                  Total, Jean-Henri, 49 ans, est un amoureux de l’Afrique 
                  où il a vécu avec sa famille, notamment au Nigeria, 
                  en Ouganda et au Kenya. « Ne t’inquiète pas, 
                  maman… tu n’es même pas sûre qu’il 
                  s’agisse de son avion… » Cela fait longtemps 
                  que Guillaume n’a pas vu son père. Il ne veut pas 
                  croire aux informations de la radio. Après cinq ans de 
                  séparation, il a hâte d’annoncer à 
                  son père deux bonnes nouvelles : son mariage avec Emmanuelle 
                  et son nouveau job, un poste de consultant dans une entreprise 
                  de multimédia… « Je voulais conquérir 
                  l’estime de mon père et l’entendre me dire 
                  : ‘‘C’est bien mon fils, je suis fier de toi.’’ 
                  » Mais il revient vite à la réalité. 
                  Il y a très peu d’avions dans la semaine en provenance 
                  de N’Djamena. C’est bien celui pris par son père, 
                  un DC10 de la compagnie UTA, le vol UT 772, qui a disparu des 
                  écrans radars avec 170 passagers et membres d’équipage 
                  à bord, « vraisemblablement au-dessus du Ténéré, 
                  une région désertique du Niger », précise 
                  la radio de façon lapidaire.
                Puis les choses se précipitent. Une cellule d’urgence 
                  est installée au ministère français des 
                  Affaires étrangères. L’information devient 
                  officielle au journal télévisé de 20 heures. 
                  L’explosion a été détectée 
                  par des satellites américains : elle a eu lieu exactement 
                  à 14 h 59, heure de Paris. « Peu après, 
                  la voix froide et grave d’un fonctionnaire du Quai d’Orsay 
                  me confirme la présence de mon père dans l’avion 
                  », raconte Guillaume. Grâce à l’US 
                  Air Force, l’appareil et le lieu de l’explosion 
                  ont été identifiés en temps réel. 
                  Mais impossible de repérer le lieu exact de l’épave 
                  en plein désert et en pleine nuit… À bord 
                  de l’avion, il y avait plusieurs VIP, dont un ministre 
                  tchadien, la femme d’un ambassadeur américain, 
                  un metteur en scène, son père… À 
                  l’aéroport Charles-de-Gaulle, le panneau d’affichage 
                  ne veut pas admettre la vérité. Il affiche sournoisement 
                  : « avion retardé ». Aux familles qui attendent, 
                  les agents d’UTA demandent de bien vouloir rentrer chez 
                  eux… Face à l’entêtement désespéré 
                  de ces personnes, la compagnie leur réserve un espace 
                  pour attendre les nouvelles accablantes. En tout, dix-huit nationalités 
                  sont touchées, des hommes, des femmes, des enfants…
                L’épave ne sera repérée que le lendemain, 
                  20 septembre, par un Transall de l’armée française. 
                  Pas de piste d’accès. Le sable est si fin qu’aucun 
                  avion de secours ne peut atterrir. Des troupes sont dépêchées 
                  sur place par hélicoptères. Les premières 
                  images télévisées arrivent à Paris 
                  : « Aucun signe de vie dans cet enfer de sable. Des débris 
                  éparpillés sur des dizaines de kilomètres… 
                  Seuls trois ou quatre morceaux rappellent vaguement une aile, 
                  un moteur ou une partie du fuselage », se souvient Guillaume. 
                  Une tragédie épouvantable pour sa mère, 
                  ses deux sœurs, Emmanuelle et Marianne, son épouse 
                  ainsi que pour les familles des cent soixante-neuf autres victimes 
                  de cet attentat auxquelles il a dédié son livre.
                Paradoxalement, devant cette disparition brutale, toute la 
                  famille de Guillaume reste sans voix. « Pas de larmes, 
                  pas de cris d’angoisse, seule la douleur sourde qui noue 
                  l’estomac. Je me dis que ce n’est pas possible. 
                  Pas mon père ! » Il n’y a pas, reconnaît-il, 
                  de bonne ou de mauvaise façon d’accueillir la disparition 
                  d’un père, d’un mari, d’un frère, 
                  d’un fils… « Ma mère s’est levée 
                  pour éteindre le poste radio qui diffusait le dernier 
                  flash sur le DC10. Elle a rangé la cuisine, comme si 
                  de rien n’était. Son sang-froid rendit l’instant 
                  encore plus bouleversant, plus accablant. Je suis resté 
                  inerte, incapable de ressentir autre chose qu’un grand 
                  vide. Les conditions de la mort de mon père n’avaient 
                  rien de tangible pour moi : je n’ai pas vu l’accident, 
                  le corps. C’était loin, dans l’un des endroits 
                  les plus inhospitaliers de la planète. Mais cet événement 
                  détruisait mon monde. Sans crier gare, l’horreur 
                  venait se greffer sur ma réalité immédiate. 
                  À l’époque, il n’y avait aucune assistance 
                  psychologique pour les familles des victimes. Toute la France 
                  était au courant du crash, mais moi, j’avais envie 
                  que tout le monde sache que j’ai perdu mon père 
                  dans l’avion, que l’on prenne ma souffrance en considération… 
                  »
                Ce n’est pas un accident, mais un attentat… Les 
                  enquêteurs français arrivés sur les lieux 
                  constatent très vite la présence de traces d’explosif 
                  sur des morceaux de métal provenant de la soute avant 
                  de l’appareil. L’analyse des boîtes noires 
                  révèle l’absence de problèmes techniques… 
                  Le 23 septembre 1989, le parquet de Paris ouvre une information 
                  judiciaire « pour assassinat et destruction volontaire 
                  contre X ». L’instruction est confiée au 
                  juge Jean-Louis Bruguière. Dans la tête de Guillaume, 
                  la douleur cède la place à l’indignation, 
                  à la colère devant « la barbarie et la lâcheté 
                  » de ceux qui ont commandité cet attentat. Dans 
                  les jours qui suivent le drame, plusieurs groupuscules - islamique, 
                  tchadien… - en revendiquent la responsabilité. 
                  Mais l’enquête minutieuse du juge Bruguière 
                  révélera l’identité des exécutants 
                  et des commanditaires intermédiaires. Fait exceptionnel, 
                  il a fait acheminer dans un hangar du Bourget les débris 
                  de l’avant de l’appareil - quinze tonnes ! - pour 
                  les faire examiner au peigne fin par la police scientifique. 
                  Un mois après, un morceau de valise encore souillé 
                  d’explosif est identifié. Il va livrer deux informations 
                  capitales pour la suite de l’enquête : la nature 
                  de explosif - il s’agit de pentrite - et la marque de 
                  la valise - une Samsonite. Jean-Louis Bruguière s’envole 
                  immédiatement pour Denver, aux États-Unis, au 
                  siège de la société Samsonite : le morceau 
                  de valise est catégoriquement validé. Mais le 
                  modèle a été vendu à près 
                  de cinq mille exemplaires…
                Reste à trouver l’itinéraire de la Samsonite 
                  - on sait où elle se trouvait dans l’avion, donc 
                  on peut savoir où elle a été embarquée 
                  - et l’origine de l’explosif. L’avant du DC10 
                  est alors reconstitué avec la position exacte de la valise. 
                  On découvre ainsi que la Samsonite a été 
                  enregistrée à l’escale de Brazzaville. S’ensuit 
                  une traque acharnée dans la capitale congolaise. À 
                  qui appartenait la valise ? Où a-t-elle été 
                  achetée ? Autre indice intrigant, le juge découvre 
                  que l’un des passagers qui devait embarquer à N’Djamena 
                  est absent de la liste des victimes. À la dernière 
                  minute, il ne s’est pas présenté à 
                  l’aéroport. Il s’agit de Saleh Mahdi Mansour, 
                  diplomate libyen en poste au Tchad…
                Septembre 1990 : le coupable est identifié. Jean-Louis 
                  Bruguière réunit, à l’occasion de 
                  l’anniversaire de l’attentat, les familles des victimes 
                  pour leur faire part de l’avancée de son enquête. 
                  « Pour la première fois, je vois un homme influent 
                  disposant d’une certaine marge de manœuvre et bien 
                  déterminé à faire jaillir la vérité 
                  sans se soucier de gêner la diplomatie française. 
                  Pour la première fois, on me désigne un responsable 
                  : la Libye. Pour la première fois, je vois un magistrat 
                  indépendant qui se préoccupe des familles et qui 
                  répond à leur besoin de justice, raconte Guillaume 
                  dans son livre. Grâce à lui, j’ai pris conscience 
                  de toute l’horreur du geste terroriste, de la volonté 
                  de faire mourir. Je réalisais le meurtre. La résignation 
                  et l’impuissance cèdent alors la place à 
                  la révolte, à la colère, au besoin aigu 
                  de connaître la vérité. Preuves à 
                  l’appui, le juge pointe du doigt un État, avance 
                  une cause, répond à la question : pourquoi mon 
                  père est-il mort ? »
                L’explosif est de fabrication artisanale, identique à 
                  celui utilisé en 1985 dans un attentat à Paris 
                  contre les magasins Marks & Spencer. Or la police connaît 
                  l’artisan qui l’a fabriqué. Il s’appelle 
                  Abou Ibrahim, le spécialiste palestinien des valises 
                  piégées. Mais a-t-il travaillé pour l’Iran, 
                  la Syrie, le Hezbollah libanais ? La réponse sera apportée 
                  par l’enquête à Brazzaville sur l’origine 
                  de la Samsonite. Les limiers du juge interrogent plusieurs centaines 
                  de personnes et découvrent - après huit mois de 
                  recherches - l’identité de l’homme qui a 
                  remis la valise à un voyageur. Il s’agit de Bernard 
                  Yanga, ami d’enfance d’un certain Apollinaire Mangatany, 
                  l’une des cent soixante-dix victimes… L’audition, 
                  le 25 juillet 1990, de Bernard Yanga permettra de remonter aux 
                  organisateurs de l’attentat. Les deux amis travaillaient 
                  pour le réseau de propagande libyen au Congo. Et c’est 
                  un membre de l’ambassade libyenne à Brazza - Abdallah 
                  Elazragh - qui avait fourni le billet d’avion et la Samsonite 
                  neuve. Apollinaire avait pour mission de la remettre à 
                  Tripoli, au siège de la Mathaba, nébuleuse de 
                  propagande et de coups fourrés supervisée alors 
                  par Abdallah Senoussi, responsable des services secrets et beau-frère 
                  de Mouammar Kaddafi. Apollinaire ne savait pas que la valise 
                  était piégée et qu’il n’arriverait 
                  jamais à Paris…
                Octobre 1991 : l’aide américaine. Les agents du 
                  FBI identifient sur les photographies des débris du DC10 
                  un fragment du minuteur de l’explosif. Pas de lien encore 
                  avec la Libye, mais le juge Bruguière lance, avec les 
                  preuves et indices accumulés, une série de mandats 
                  d’arrêt internationaux contre Abdallah Senoussi, 
                  Abdallah Elazragh et autres agents libyens « pour complicité 
                  d’assassinat et destruction de biens immobiliers et mobiliers 
                  par explosif… en relation avec une entreprise terroriste 
                  ». Ces accusations déclenchent un tollé 
                  international. Le juge s’en prend ouvertement à 
                  la Libye de Kaddafi, déjà impliquée dans 
                  l’attentat contre l’avion américain de la 
                  PanAm, un an avant le DC10 (affaire Lockerbie, 1988, 270 victimes). 
                  Tripoli proteste auprès du Quai d’Orsay et suspend 
                  la normalisation en cours avec la France. L’affaire du 
                  DC10 dérange les intérêts français… 
                  Mais, un mois après, le 14 novembre 1991, les États-Unis 
                  lancent deux mandats d’arrêt contre deux suspects 
                  libyens. Le président François Mitterrand prendra 
                  finalement position en condamnant « les menées 
                  terroristes de la Jamahiriya ». Mais, à la différence 
                  de Washington, Paris n’exigera pas de Tripoli la livraison 
                  des suspects, seulement une coopération judiciaire…
                Mai 1992 : le minuteur taïwanais. Le juge se rend au siège 
                  d’une société taïwanaise, le fabricant 
                  présumé du minuteur. Il apprend que la commande 
                  a été livrée à un client en Allemagne. 
                  Là, il découvre que la société HP 
                  Marketing avait effectivement livré, courant 1988, à 
                  Issa el-Shibani, membre des services secrets libyens dirigés 
                  par Moussa Koussa, des minuteurs destinés « à 
                  l’éclairage nocturne des terrains d’aviation 
                  dans le désert ». Un indice accablant pour la Libye.
                Octobre 1992 : escale à Tripoli. À bord d’un 
                  bateau de la marine française, un Aviso, le juge se dirige 
                  vers Tripoli où il doit rencontrer le magistrat Mohamed 
                  Murci pour lui remettre une commission rogatoire. Il est refoulé. 
                  Mais suite aux pressions de l’ONU, la Libye accepte de 
                  « contribuer à la recherche de la vérité 
                  ». Des agents de la DST sont alors reçus par leurs 
                  homologues libyens. Inconscience ou maladresse, Senoussi leur 
                  remet une Samsonite identique à celle embarquée 
                  dans le DC10 en prétendant qu’elle a été 
                  saisie chez des opposants libyens…
                Septembre 1996 : la valise de Senoussi. Au septième 
                  anniversaire de l’attentat, le juge expose dans une salle 
                  du Palais de justice, à Paris, l’ensemble de ses 
                  découvertes. « Après avoir parcouru les 
                  quatre coins de la planète, il a réussi à 
                  reconstituer l’ensemble de l’opération », 
                  explique Guillaume, présent avec près de cent 
                  cinquante autres parties civiles dans le procès engagé 
                  contre six suspects libyens. Bruguière exhibe, pour la 
                  première fois, la fameuse valise fournie par Senoussi, 
                  tapissée avec la même feuille de pentrite… 
                  Et un morceau de la valise avec une trace d’explosif non 
                  détoné. « C’est la même signature 
                  chimique. Comme c’est une fabrication artisanale, ça 
                  provient du même stock : les deux ont donc été 
                  fabriquées en même temps ! » Le fragment 
                  circule entre les parents des victimes. « Entre mes mains, 
                  je tiens enfin l’arme du crime, la bombe qui a tué 
                  mon père ! » se dit Guillaume.
                10 mars 1999 : reconnaissance de culpabilité… 
                  Les autorités françaises, qui veulent en finir 
                  au plus vite, ont tout fait pour convaincre les familles des 
                  victimes d’accepter un procès par contumace et 
                  de ne pas exiger, comme les Américains, l’extradition 
                  des suspects libyens. Une condamnation in abstentia et une indemnisation 
                  symbolique feront l’affaire. Après huit ans d’enquête 
                  judiciaire, le parquet peut enfin traiter l’affaire. Le 
                  dossier de l’accusation est composé de vingt mille 
                  documents regroupés en vingt-sept volumes. Deux ans seront 
                  nécessaires pour la préparation du procès 
                  et des plaidoiries avec la présence de la plupart des 
                  cinq cents parties civiles et de leurs avocats. Jusqu’à 
                  la clôture du procès, le président de la 
                  Cour accepte l’inscription de nouvelles parties. On verra 
                  ainsi l’un des avocats des victimes africaines profiter 
                  des interruptions de séance pour ajouter de nouveaux 
                  ayants droit. « Grâce à ce manège 
                  qui nous a fait rire, un grand nombre de Tchadiens ont été 
                  indemnisés. Ce qui ne sera pas le cas des Congolais, 
                  très peu représentés à ce procès 
                  », se souvient Guillaume.
                Face au box des accusés vide, la cour d’assises 
                  spéciale de Paris condamne, le 10 mars 1999, les six 
                  agents Libyens « auteurs de l’attentat » à 
                  la réclusion criminelle à perpétuité. 
                  La décision sur les dommages et intérêts 
                  est rendue trois semaines après, le 31 mars. Les représentants 
                  des 513 ayants droit n’attendaient pas grand-chose. Définis 
                  selon un barème prenant en compte le lien de parenté 
                  avec la victime, les montants varient de 20 000 à 200 
                  000 francs français (3 049 à 30 490 euros), soit 
                  un total de 212 millions de francs (32,3 millions d’euros, 
                  ou 36 millions de dollars) à payer à parts égales 
                  par chacun des six condamnés.
                À la surprise générale, c’est le 
                  Trésor libyen qui effectue le virement complet au Trésor 
                  français. Ce geste constitue une reconnaissance officielle 
                  de la responsabilité libyenne… Mais ce sera le 
                  dernier. Tripoli refusera d’extrader les six condamnés 
                  alors qu’elle le fait dans l’affaire Lockerbie (avril 
                  1999)… Washington autorise le Conseil de sécurité 
                  de l’ONU à suspendre l’embargo imposé 
                  à la Libye depuis 1992. Pour Paris, le dossier du DC10 
                  est clos, Kaddafi a tenu la seule promesse écrite qu’il 
                  a faite à Jacques Chirac en 1996 : payer les dommages 
                  et intérêts, point final. La suspension de l’embargo 
                  va relancer le « business » franco-libyen, tandis 
                  que, côté américain, le procès Lockerbie 
                  va s’engager avec, en parallèle, des négociations 
                  secrètes sur l’indemnisation des ayants droit (sur 
                  la base de montants cent à deux cents fois plus élevés 
                  que dans le cas du DC10).
                Avril 1999 : la colère contre la raison d’État. 
                  Les familles des victimes du DC10 sont scandalisées par 
                  cette forme de réparation limitée à 513 
                  ayants droit (un sur trois) et sans l’emprisonnement des 
                  coupables. Certaines sont écœurées, découragées. 
                  D’autres s’insurgent contre la « raison d’État 
                  » qui défend les intérêts de la France 
                  en Libye. Ainsi naît, sous l’impulsion de Guillaume, 
                  le Collectif « Les familles du DC10 d’UTA en colère 
                  ! » Objectif : déjouer les calculs politiciens 
                  des uns et des autres en mobilisant le maximum d’ayants 
                  droit en France, en Afrique et ailleurs pour obtenir justice. 
                  Aidés en cela par l’activisme… du fils de 
                  Mouammar Kaddafi en personne, Seif el-Islam. Il offrira, sans 
                  le savoir, la première occasion au collectif d’agir 
                  contre les « intérêts libyens en France ».
                Février 2002 : vers le dénouement. Les relations 
                  franco-libyennes se réchauffent en ce mois de février 
                  avec l’ouverture des liaisons aériennes directes 
                  entre Tripoli et Paris… Seif el-Islam arrive justement 
                  dans le premier avion pour fêter cet heureux événement 
                  par une exposition de ses peintures, une série de conférences 
                  et de rencontres… Celle avec Guillaume n’était 
                  pas dans son programme, mais elle sera décisive pour 
                  le dénouement de l’affaire du DC10. Le 26 février 
                  2002, Guillaume lui lance ce cri improvisé, mais ô 
                  combien chargé de colère : « My father was 
                  in the DC10 ! » Interloqué, le fils de Kaddafi 
                  ouvrira les yeux sur le dossier. Avec l’envie d’en 
                  finir.
                À partir de ce jour-là, Seif el-Islam multipliera 
                  les invitations et les contacts téléphoniques 
                  avec Guillaume. Deux équipes de juristes se feront face 
                  jusqu’au bout. Elles surmonteront tous les obstacles et 
                  toutes les oppositions avant d’aboutir, le 9 janvier 2004, 
                  à un accord « honorable » et « juste 
                  » : la Libye accepte de s’acquitter de ses obligations 
                  à l’égard de tous les ayants droit, avec 
                  un traitement égal quelle que soit la nationalité 
                  de la victime (1 million de dollars par personne). Pendant deux 
                  ans, le Collectif se mobilise pour retrouver les ayants droit 
                  et les faire adhérer au mouvement de contestation qui 
                  s’élargit aux manifestations de rue, notamment 
                  devant le Quai d’Orsay (à l’occasion de la 
                  tenue de la commission mixte franco-libyenne) et sur la place 
                  des Invalides. « Un tissu de correspondants dispersés 
                  aux quatre coins du globe se démènent pour relayer 
                  l’action du Collectif et maintenir la pression médiatique 
                  sur les négociateurs et les autorités des deux 
                  pays », explique Guillaume, qui est désormais entouré 
                  d’Emmanuelle (son épouse, juriste), de Valéry 
                  (son cousin, avocat et arbitre en droit international), de Danièle, 
                  Brigitte, Pierre-François, Elvire, Olga, Charles, Mana 
                  Toukour, Gabrièle, Félix… chacun ayant perdu 
                  un ou plusieurs membres de sa famille dans l’attentat.
                Les Libyens s’interrogent : « Ce Guillaume Denoix 
                  de Saint Marc est-il la personne clé pour négocier 
                  ? A-t-il le soutien du chef de l’État français 
                  ? » Ils apprendront que « ce Guillaume » n’est 
                  pas intéressé par l’argent - il a rejeté 
                  toutes leurs avances -, mais par le combat symbolique : obtenir 
                  un geste de compassion de la Jamahiriya. Et ce ne sera que plus 
                  tard, après l’annonce de la transaction de l’affaire 
                  Lockerbie (avril 2003), que l’aspect financier remontera 
                  à la surface : 10 millions de dollars par victime de 
                  Lockerbie, contre quelques milliers pour chacune de celles du 
                  DC10, l’équivalent de ce qui est accordé 
                  pour un accident de la route ! La diplomatie française 
                  est piquée au vif. Elle n’a plus d’autre 
                  choix que de soutenir le combat de Guillaume et de son collectif. 
                  Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, 
                  exige un traitement « équitable »… 
                  Les protestations devant les bâtiments officiels libyens 
                  à Paris - ambassade, consulat, siège de la compagnie 
                  aérienne - se multiplient. Distribution de tracts, immense 
                  banderole où sont inscrits les noms des 170 victimes… 
                  Seif el-Islam donne un coup d’accélérateur 
                  au processus de négociations entre les représentants 
                  de sa propre fondation caritative (celle qui versera l’argent) 
                  et ceux du Collectif. Il les invite même, le 12 juillet 
                  2003, à son domicile de Tripoli avec ses mots de bienvenue 
                  : « Welcome in my home » (voir l’extrait).
                Août 2003 : le mobile de l’attentat. Les vraies 
                  négociations s’ouvrent. Avec l’objectif pour 
                  la Libye d’obtenir la levée définitive de 
                  l’embargo par le Conseil de sécurité de 
                  l’ONU. Un terrain d’entente est trouvé (accord 
                  Fondation-Collectif, suivi par un accord de gouvernement à 
                  gouvernement).
                Dernière bévue libyenne : les négociateurs 
                  de la Fondation dévoilent le mobile de l’attentat 
                  en réclamant, en échange, le versement par la 
                  France d’une compensation de 1 million de dollars aux 
                  familles des deux aviateurs… libyens abattus en 1983 par 
                  les chasseurs français au moment où ils s’apprêtaient 
                  à bombarder la capitale N’Djamena. « Votre 
                  pays est intervenu dans un conflit qui ne le concernait pas. 
                  C’était entre les Tchadiens et nous », déclare 
                  un Libyen lors d’un des rounds de négociation tenu 
                  au siège de la Fondation Kaddafi, à Tripoli. L’attentat 
                  contre le DC10 serait donc un acte de vengeance contre l’État 
                  français coupable d’avoir contrecarré les 
                  menées libyennes au Tchad. Guillaume répond tout 
                  de suite : « C’est entendu, je veux bien qu’on 
                  indemnise ces familles, mais à condition qu’il 
                  soit bien spécifié dans notre accord que c’est 
                  en représailles au fait d’armes français 
                  de 1983 que l’attentat contre le DC10 a été 
                  perpétré par la Libye. » De l’autre 
                  côté de la table, observe Guillaume, « les 
                  Libyens se troublent, s’affolent et abandonnent » 
                  vite cette comparaison dangereuse pour eux… Le 12 septembre 
                  2003, l’accord définitif est scellé entre 
                  la France et la Libye, le montant de l’indemnisation restant 
                  toutefois à fixer. Aussitôt après, le Conseil 
                  de sécurité de l’ONU lève ses sanctions 
                  contre la Libye. Aucune mention ne sera jamais faite en public 
                  de l’épisode tchadien…
                Il faudra encore dix rounds de négociation à 
                  Tripoli et à Paris pour aboutir, le 11 décembre 
                  2003, à un accord global sur le montant des réparations 
                  (1 million de dollars par victime) et les modalités de 
                  leur versement. Il sera dûment signé le 9 janvier 
                  2004 à Paris. À la fin de juin 2006, toutes les 
                  familles des victimes identifiées ont accepté 
                  l’indemnisation en mettant fin à toute poursuite 
                  judiciaire contre la Libye. Sauf les ayants droit de sept victimes 
                  américaines, qui poursuivent, à ce jour, leurs 
                  revendications aux États-Unis en vue d’obtenir 
                  une compensation vingt-cinq fois plus importante… Quant 
                  aux mandats d’arrêt internationaux lancés 
                  contre les six condamnés libyens, ils demeurent théoriquement 
                  en vigueur jusqu’au 19 septembre 2019.
                 
                Dans l’antre de l’« ennemi 
                  »
                LIBYE - 10 septembre 2006 -
                Extrait du livre "Mon père 
                  était dans le DC10", Guillaume Denoix de Saint Marc 
                  avec la collaboration de Candice Bal, Editions Privé, 
                  mai 2006.
                Coup de théâtre ! Seif el-Islam annonce vouloir 
                  nous recevoir à Tripoli. La Fondation Kaddafi tient à 
                  nous offrir le voyage. Nous déclinons l’offre poliment. 
                  Le 12 juillet, départ à 4 heures du matin de Roissy. 
                  Une fois dans l’avion, nous sommes fébriles. « 
                  Enfin ! C’est parti ! » À Rome, nous prenons 
                  la correspondance pour Tripoli. […] L’avion se pose 
                  à Tripoli vers midi. L’ambassadeur (Jean-Jacques 
                  Beaussou) nous accueille au pied de l’avion. Avant de 
                  nous conduire à sa résidence, il nous emmène 
                  déjeuner au Corinthia, l’un des hôtels les 
                  plus fameux de la capitale. Nous mangeons face à la Méditerranée, 
                  que découvre l’immense baie vitrée du restaurant…
                En attendant que nos interlocuteurs se manifestent, nous affûtons 
                  nos arguments. Aux alentours de 18 heures, l’intendant 
                  nous annonce l’arrivée de visiteurs. « Enfin, 
                  me dis-je, ça commence. » Mais je suis un peu déçu 
                  : les deux hommes ne se présentent pas et ont une tenue 
                  plutôt décontractée. « Avant toute 
                  chose, nous aimerions que vous inscriviez vos noms, professions 
                  et adresses sur un papier. Dès que ce document sera prêt, 
                  vous nous préviendrez à ce numéro et nous 
                  viendrons le chercher. » Quelques minutes plus tard, nous 
                  les rappelons. « Merci, quelqu’un passera prendre 
                  l’enveloppe demain matin. » À ce rythme-là, 
                  on n’en a pas fini… Le lendemain vers 11 heures, 
                  une voiture vient en effet la récupérer.
                […] Toute la journée n’est qu’une 
                  longue et désespérante attente où j’enchaîne 
                  thé à la menthe sur thé à la menthe 
                  en regardant ma montre toutes les trente secondes. Vers 19 heures, 
                  l’heure du dîner approche. Toujours rien. Le silence 
                  de la Fondation Kaddafi commence vraiment à me stresser. 
                  Nous passons à table aux environs de 21 heures quand 
                  le téléphone retentit. « Une communication 
                  pour Monsieur Denoix de Saint Marc… » Je me précipite 
                  sur le combiné. En anglais, un homme m’annonce 
                  qu’une voiture va venir nous prendre dans dix minutes 
                  […].
                Une grosse BMW attend à la porte de la résidence. 
                  Le chauffeur nous invite à monter. Nous traversons Tripoli 
                  à vive allure, atteignons les limites de la ville, là 
                  où commence le désert, et nous engageons sur une 
                  autoroute. Les lumières de la capitale libyenne disparaissent 
                  derrière nous. Au bout d’un certain temps, la voiture 
                  s’arrête puis, sans se soucier de celles qui pourraient 
                  arriver en sens inverse, traverse les six voies. Nous nous retrouvons 
                  face à un 4x4 à l’arrêt et quelques 
                  soldats. Le véhicule, un pick-up Toyota équipé 
                  d’une mitrailleuse, surveille visiblement l’entrée 
                  d’un chemin. Notre voiture s’engage au pas dans 
                  ce sentier aménagé en plein désert, bordé 
                  de deux rangées de barbelés.
                Après quelques kilomètres, la voiture s’immobilise. 
                  On a d’abord du mal à discerner quoi que ce soit 
                  de la masse sombre qui se dresse devant nous. Notre chauffeur 
                  fait un appel de phares et une lumière aveuglante jaillit 
                  soudain de deux énormes projecteurs placés en 
                  hauteur. Quelques hommes en tenue militaire s’approchent. 
                  Ils assurent très vraisemblablement la surveillance des 
                  lieux et portent des kalachnikovs en bandoulière.
                Un large portail s’ouvre lentement. Notre véhicule 
                  roule au pas et s’engage dans une allée. Progressivement, 
                  la végétation apparaît. À mesure 
                  que nous roulons, l’idée que l’on se fait 
                  d’une oasis dans le désert prend forme sous nos 
                  yeux. La route s’ouvre sur un jardin qui nous semble, 
                  dans la nuit, vaste et luxuriant. Et là, inattendue, 
                  s’élève une villa de style années 
                  1930 dont les fenêtres sont ornées de vitraux multicolores 
                  faiblement éclairés.
                L’atmosphère est lourde. Nous avons un peu l’impression 
                  de nous être engagés dans l’antre de l’ennemi. 
                  Un jeune homme se dirige vers nous, habillé en jean et 
                  tee-shirt blanc. « Welcome in my home ! » nous dit 
                  Seif el-Islam tandis que nous descendons de la voiture.
                Nous le suivons à travers le jardin plongé dans 
                  l’obscurité. Il nous conduit vers un grand parasol 
                  blanc sous lequel, autour d’une table en teck, sont installés 
                  cinq ou six hommes. Nous prenons place.
                […] Soudain, nous entendons des rugissements de fauves. 
                  J’interroge notre hôte : Ce sont des lions ? « 
                  Oh non ! Ce sont mes tigres… et ils ont faim ! » 
                  ajoute-t-il, un peu narquois. « Je suis un amoureux des 
                  félins, j’ai fait construire une ménagerie 
                  derrière la maison. » Il propose de nous les montrer, 
                  ce qui nous aurait plu en d’autres circonstances, mais 
                  nous refusons, l’heure étant au travail et à 
                  rien d’autre…